lundi 10 octobre 2016

*Ghorto 16





















Je me rends compte que l'écriture de mon carnet de prison me prend le temps que je devrais consacrer à élaborer des stratégies d'évasion.

Mes projets de fuite sont tombés à l'eau, pourtant je ne ressens nulle amertume : sans doute mon chagrin s'est-il noyé par la même occasion, je ne savais pas mon style si coulant.

Je me suis aperçu qu'un autre prisonnier dans ce camp est possédé lui aussi par le démon de l'écriture : il rédige par le menu le récit de ses nombreuses évasions ; où trouve-t-il le temps d'en faire des tartines ?

C'est un peu ennuyeux à la lecture et pour mon ego : je l'ai dénoncé au directeur qui nous a autorisés à varier le régime batracien que la nature nous impose depuis quelques semaines.

Les mémoires sur mie de pain aplatie du détenu Latude font de potables lasagnes au cresson qui nous changent des cuisses de grenouille ; les notes de bas de page finissent dans la soupe comme vermicelles alphabétiques.

Une arête de poisson me reste en travers de la gorge : ce maudit scribouilleur les utilisait trempées dans son sang en guise de plumes.

On m'informe à l'instant que l'homme s'est encore échappé ; il n'a pas digéré le repas que nous lui avons fait avaler de force et nous a traités de cannibales.

Knock joue au docteur avec Élise, toutefois il doit rester patient : elle lui permet quelques caresses frôlant l'adultère, bien que celles-ci ne dépassent pas la frontière imperméable des enfantillages.

Harpagon observe ces ébats et se veut un père moderne : c'est une bonne chose de laisser sa fille choisir ses études, mais le plus vieux métier du monde ne s'apprend pas sans bourse délier.

Concernant le prétendu abbé Faria, rien de nouveau pour l'instant : le travail de la fourmi a commencé il y a cent millions d'années...

lundi 3 octobre 2016

*Ghorto 15






















Le dernier paquet de cigarettes qui nous restait a pris l'eau : nos bourreaux vont devoir différer les exécutions prévues.

La liberté est plus traîtresse que le tabac : nous la prisons fort mais elle nous passe sous le nez.

Nous nous embourbons dans le marécage qu'est devenue notre prison des champs ; on en viendrait presque à jalouser la sinistre Conciergerie pour ses fondations sur pilotis.

La soif et la faim reculent : pour faire taire les grenouilles de mon estomac, il suffit que je mange celles qui sont à mes pieds.

Un noyer déraciné par la tempête est couché en travers du chemin d'accès à notre camp, retenant dans ses branches noueuses un noyé, cadavre anonyme d'un détenu sans histoire ; l'homonymie des termes rend la situation grotesque, laissant croire à d'éventuels lecteurs que j'imagine cela sans sincérité aucune, remplissant ma page d'une ineptie facile.

À ceux dont la suspension d'incrédulité ‒ telle que l'a définie un célèbre poète lakiste ‒ n'amortit pas assez le choc tellurique contre la fiction, je conseillerai le repli vers la lecture des livres de compte vérifiés par les représentants du fisc ; ils y trouveront une stricte narration de l'ordre des choses, un rapport à leur mesure.

Mes camarades et codétenus, indécrottables philistins, confondant écriture et course cycliste, se demandent combien de temps je puis mettre à peaufiner les petites relations carcérales dont j'ai le secret et que je leur fais partager dans l'illusion de contrer l'ennui terrassant qui nous isole du monde ; pourtant, ils ne se soucient guère des quatre années passées par Léonard de Vinci sur la Joconde, portrait mi-corps décimétrique qu'il aurait pu torcher en une semaine, bien fâché ; mais peut-être ne les a-t-on jamais informés de ce détail.

Harpagon n'était pas la cible du dieu de l'amour, mais une cupidité extrême le plaça sur la trajectoire de ses flèches d'argent : un tel personnage archétypal est prisonnier de ses mouvements.

Élise n'avait plus que la peau sur les os et vivait repliée sur elle-même ; elle se sent plus légère encore depuis que Knock lui a insufflé le bon air impur et malsain qui fortifie et déploie le corps des poupées gonflables.

Un bémol cependant, elle doit renoncer à ses boucles d'or : le prétendu abbé Faria lui a emprunté son fer à friser dans une tentative myrmicéenne d’assécher le terrain...

lundi 26 septembre 2016

*Ghorto 14



















Il pleut à la fois les cordes de nos rêves d'évasions et les hallebardes de nos gardiens ; nous nous sentons tiraillés sous cette mitraillade liquide.

Le vent nous souffle une réplique de la tempête, nous piégeant dans un feedback shakespearien : de grands flashs illuminent la scène de nos vies si courtes en déchirant l'étoffe du ciel.

Les éléments sont déchaînés, cet état ne nous est pas permis à nous autres prisonniers.

La montée des eaux plonge la maigre Élise dans un profond désarroi : trop de bouillon pour la soupe et pas assez de viande.

Harpagon, qui a appris à nager le crawl dans un coffre-fort, tombe à pic en coulant à pic : il repêche sa fille in extremis.

Knock embrasse Élise sur la bouche et lui pétrit les seins : le travail du secouriste rachète le repos du guerrier.

L'orage s'éloigne ; d'un arc-en-ciel, il tire ses dernières flèches ; Jupiter n'étant guère accoutumé au maniement de cette arme, Cupidon l'épaule.

Notre camp a été battu par les flots mais n'a pas sombré : voilà une nouvelle capitale !

Mes chaussettes sont humides, je n'ai rien d'une archiduchesse ; le dégât des eaux nous retire toute noblesse, je me sens boueux.

Criant au miracle, le prétendu abbé Faria refuse de quitter sa baignoire funèbre avant d'être curé à fond ; sortant de sa réserve, le directeur lui passe un savon ; je serais curieux d'explorer la datcha de ce privilégié...

lundi 19 septembre 2016

*Ghorto 13





















Au moment d'entamer la treizième page de ce carnet de prison, l'inspiration me manque ; je m'accorde une certaine indulgence en considérant que la panne sèche est excusable au cours d'une pénurie d'eau.

De plus, ayant pris l'habitude de couper l'encre pour la faire durer ‒ n'oubliez pas que nous manquons de tout ‒, mon urine ne sent guère la prose.

En dernier recours, le bourreau Knock exécute une danse de la pluie sur un large billot de chêne : Knock on wood !

De concert, Harpagon psalmodie une supplication pour être payé en liquide.

Élise, qui a la musique dans la peau, se flagelle avec un batteur à manivelle à double fouet : un bourdon digne des meilleures vielles à roue fait que la mayonnaise prend.

Le ciel peut crever ! que lui ai-je donc fait pour mériter la compagnie de pareils bigots, moi, Przewalski, qui ne suis pourtant pas un mauvais cheval ?

Le travail ne me fait pas peur : bien au contraire, il me donne des crises de fous rires qui m'empêchent de l'accomplir.

J'ai toujours respecté la famille : je n'ai jamais tenté mes tantes, ni déniaisé mes nièces.

La patrie peut compter sur moi : je la défendrai jusqu'au premier sang, celui du coup de canif dans notre contrat social.

Le désespoir a convaincu le prétendu abbé Faria de creuser sa propre tombe ; soudain, l’œil sec du gisant reçoit une larme de cumulonimbus, collyre divin ; bientôt, il prend son bain...

lundi 12 septembre 2016

*Ghorto 12






















J'ai l'intuition que nous ne regagnerons jamais la prison rénovée ; pour prolonger notre séjour dans ce camp, le directeur a invoqué un motif qui n'était que du vent : beau temps, mon cul !

Peut-être sommes-nous assujettis à une expérience scientifique ou sociologique, voire, qui sait, littéraire : de doctes veilleurs épiant nos faits et gestes depuis leur affût panoptique, la plume à la main et le ramage où vous voudrez.

Notre stock d'eau potable s'est réduit à deux ou trois pots de chagrin ; on parle de monter une expédition à la recherche d'une grande rivière qui conduira à un petit ruisseau : pour obtenir peu, il faut demander beaucoup.

En attendant, la distribution est limitée à cinquante centilitres par jour et par personne ; cette restriction nous pèse, nous aurions aimé pouvoir passer outre.

Mais le directeur nous serre la vis, bien que ce soit habituellement le travail des bourreaux chacun leur tour.

Le détenu Averell Dalton, toujours inquiet des heures des repas, boirait bien sa clepsydre s'il en possédait une ; cet abruti se demande où est passée l'eau des sachets de soupe déshydratée.

Pour une raison évidente, Knock a reçu l'interdiction de pratiquer la cure par l'eau ; cela m'arrange : à chaque fois, je perdais très vite contenance.

La patience des brutes est un métier proche de la cuisson des steaks : tout vient à point à qui sait attendre en faisant l'économie de bleus inélégants et d'affreux saignements ; Harpagon est satisfait, sa fille s'est enfin mise à la flûte.

Faute de farine et d'eau, les baguettes d'Élise se font de plus en plus fines et dures ; nos ventres résonnent comme la peau d'un tambour.

Le prétendu abbé Faria a toujours eu bonne pioche ; il saura mettre le sol en perce, pour peu qu'une source mijote là-dessous...

lundi 5 septembre 2016

*Ghorto 11























Le regard entre les barreaux vaut pour la liberté ce que la lecture entre les lignes vaut pour la connaissance ; qui néglige cette équivalence se condamne à suivre les instructions.

Face à la torture, on aimerait prendre ses cliques et ses claques ; la seconde moitié de notre souhait se réalise sans peine.

Enfin, sans peine est une façon de parler ; une façon de parler aussi en est une : je n'ai encore rien avoué.

Quand je me tais, j'applique en quelque sorte une loi de conservation : mon bourreau perd son calme tandis que mon geôlier garde le silence.

Le détenu Demolder nous gave avec son Pindare indigeste ; je donnerais n'importe quoi pour rompre un morceau de tout autre pain : pain dur, pain d'or, pain d'ire, pain d'air...

Harpagon tend l'oreille et communie : qu'un moulin à paroles soit prêt à verser des arrhes dans la farine l'intéresse au plus haut point.

Knock, maussade, revient à la charge : après tout, le sexe et la torture sont deux arts plastiques qui s'établissent depuis les origines sur un terrain commun ; pourquoi ne les pratiqueraient-ils pas conjointement, elle et lui ?

Confondue devant tant d'audace, Élise hésite entre lui demander d'aller se faire cuire un œuf ou le lui préparer elle-même ; comme nous avons mangé le dernier avant-hier, elle n'a guère le choix.

« Objets inanimés, avez-vous donc une âme ? » ; personnellement, je reste très attaché à cette vieille paire de menottes qui a su garder la main sur ma détention.

Autre cas : le prétendu abbé Faria s'endort tête-bêche en compagnie de l'outil d'excavation qu'il dissimule dans son grabat, terrassé par la fatigue...

lundi 29 août 2016

*Ghorto 10




















Cette idée de promenade était stupide : avec la pénurie de vivres bien installée, nous aurions dû garder le peu de forces qui nous restaient pour la cueillette.

Le directeur s'en mord les doigts ; j'ai voulu faire comme lui : d'abord ça donne un goût prononcé de pouvoir au fond du palais, de puissants effluves de représailles se dégagent ensuite.

Quant à la chasse, c'est une activité hautement risquée : excepté les boomerangs que nous n'avons pas, quelles armes confier à des prisonniers sans qu'ils les retournent contre leurs geôliers ?

Knock a trouvé un compromis en rapportant un plein panier d'escargots : cinquante nuances de petits-gris ; Élise le regarde dans les yeux, intriguée.

Harpagon adapte ses instruments pour en faire des pièges ; il pense que les animaux seront plus faciles à attraper que les aveux ; pour ce qui est de l'appât du gain, nous lui faisons confiance.

Nos deux bourreaux s'activent : un rendez-vous est pris, quelques bestioles aussi ; Élise examine le poulet, indécise sur la recette à adopter face à une proposition qu'elle craint volage.

Pendant que son père pose des pièges pour attraper les lapins, elle pose un lapin pour ne pas tomber dans un piège.

Knock est déçu : pour une fois qu'il avait l'opportunité de torturer une personne qu'il apprécie, ça l'aurait changé du boulot ; dommage que le détenu Sade soit à Vincennes, il aurait aimé prendre conseil auprès de lui.

Je suis devenu si maigre que je pourrais très bien me glisser entre deux barreaux ; ici il n'y en a pas, mince alors !

Si nous avions su, nous aurions planté des patates à notre arrivée ; le prétendu abbé Faria se ferait maintenant une joie de nous les bêcher...

lundi 22 août 2016

*Ghorto 9






















Pour compenser l’extrême exiguïté de nos cellules de toile, on institue le rituel quotidien de la promenade ; le détenu Walser – un fou qui se croit dans une clinique psychiatrique – a déjà sorti sa canne et son chapeau. 

Le directeur nous rappelle que notre camp n'est pas un centre aéré, que nous devrons rester concentrés sur notre état de prisonniers ; un tatouage de poulet fermier barré de rouge sur l'avant-bras nous servira de pense-bête. 

Nous dévions l'itinéraire de nos gardiens en tirant sur nos laisses pour renifler le fossé à l'écart ; faute de lampadaires, certains d'entre nous font de la rétention urinaire. 

Moi Przewalski, je pisse dru ; pour le reste, j'applique le conseil que me donna autrefois un cheval arabe : si tu ne vas pas à la selle, c'est la selle qui viendra à toi. 

Dernière ruse de Knock pour briser mon silence et, accessoirement, le train-train de ma vie trop casanière : il a ouvert un casino sous sa tente ; au jeu des petits chevaux, moi Przewalski, j'obtiens toujours le numéro six, pourtant je ne suis pas un numéro, je suis un cheval libre ! 

Sachant que le taux de redistribution des gains est de quatre-vingt-dix pour cent, Harpagon se refuse à employer ce genre de méthode. 

Élise est bien la fille de son père : elle maîtrise parfaitement la cuisson des nèfles, alors que les premières gelées sont encore loin. 

C'est un fin cordon bleu : son spaghetti moisi est unique. 

À vue de nez, je dirais que nous dépérissons à vue d’œil ; une carence en vitamine A m'empêche d'être plus précis, mais il est clair que nous flottons dans nos uniformes.

Nos réserves ont filé à l'anglaise : en mangeant maladroitement sa soupe de misère, le prétendu abbé Faria a mis au jour un tunnel sous la manche détrempée de sa chemise...

lundi 15 août 2016

*Ghorto 8
























La prison rénovée est prête à nous accueillir mais comme le temps est au beau, le directeur – qui a toujours vécu à nos côtés – a décrété la prolongation de notre villégiature.

Quelques toiles d'araignée garnissaient les angles de mon ancienne cellule ; ici, dans ce pré, rien de discret : toile de près ; toile de fond ; toile de tente ; il ne manque plus que l'accès au web.

Un fossé à l'écart nous sert à soulager nos besoins naturels ; l'intendance, toujours problématique, renâcle à nous fournir le papier ; pour ma part, je me dépanne avec les pages du chapitre XIII de l'exemplaire de Gargantua que j'ai pris à la bibliothèque de ma vieille prison avant notre départ : voilà bien un prêté pour un rendu.

Par contre, j'ai fort apprécié l'acte de proctologie dispensé par mon gardien à l'aide du canon de sa mitraillette ; sans doute trop de riz blanc dans le rata quotidien qui nous échoit.

Les cuisines sont rachitiques, les portions incongrues, le personnel volatil ; Harpagon, aussi calculateur que l'intendance, propose d'y mettre sa fille au piano.

Proposition acceptée : Élise est arrivée pour prendre ses fonctions ; cette jeune fille est si gracile que ses pieds sentent le fromage allégé.

Maître Knock, par l'odeur alléché, se prend pour un bourreau des cœurs ; il révise son manuel de cardiologie en se caressant la barbe.

Chaque jour est un vendredi noir crucifiant nos intestins grêles de Robinsons que la bile déserte.

Dans sa prison de la Catedral, le détenu Pablo Escobar se faisait livrer du caviar à la louche, des soufflets au fromage pour avoir pincé les fesses des serveuses, des prostituées au dessert et des religieuses au café ; il n'y a pas de justice.  

Malgré la raréfaction des vivres, le prétendu abbé Faria jubile : rien ne creuse mieux que d'avoir faim...

lundi 8 août 2016

*Ghorto 7



Hormis la toile de nos tentes, cette prison temporaire n'a ni toit ni murs ; en revanche, le sol est bien trop tangible : j'en viens à regretter l'infecte paillasse de mon ancienne cellule.

J'aurais beau prier le ciel de m'ouvrir son noir manteau scintillant, jamais je ne pourrais mettre le grappin sur les étoiles : leurs branches n'ont rien de la concrétude des patères.

Seul le soleil levant pourrait me hisser vers lui ; ceint de la rosée du matin, je m’envolerais comme Savinien de Cyrano de Bergerac qui connut maintes prisons sidérales.

Il y a eu une brève série de vols à l'intérieur du camp ; on soupçonne le détenu Papillon de ces larcins éphémères.

À l'orée du pré, là où rien n’a été fauché, de grandes berces montent la garde comme des nounous au jardin public ; leurs ombelles prennent un air d'ombrelles.

Au beau milieu de notre terrain encombré, un massif de Lupini angustifolii se faufile dans la ruelle qui sépare si peu deux rangées de nos tentes : l'inspecteur Ganimard va encore en perdre son latin.

Aucun barbelé n'enclot ce camp : ce sont les ronces qui forment les murs, rendant épineuse la moindre tentative d'évasion, sans compter les orties qui irritent tout le monde.

Sans lever le petit doigt, Harpagon me les brise menu ; quelle économie de moyens !

Knock est sournoisement jaloux de ce succès : il me cherche des poux dans sa barbe.

Il n'y a que le prétendu abbé Faria à garder son calme ; il pense avoir découvert que notre camp se situe dans la Creuse...

lundi 1 août 2016

*Ghorto 6























À l'évidence, les autorités souhaitent écraser le crime dans l’œuf, et cet œuf est ma cellule.

Les travaux ont commencé pour agrandir la prison ; le nombre des cellules augmente rapidement : on divise les anciennes en posant des cloisons ; en fait, on n'agrandit rien.

Une surprenante parthénogenèse a lieu dans l'enceinte du bâtiment décrépit ; les ouvriers accomplissent des miracles.

Pendant la grossesse, nous sommes transférés dans un camp provisoire ; je suis dans l'attente sous la tente.

Nous sommes installés dans un pré carré négatif où règne la précarité : c'est le monde extérieur qui se fortifie contre nous.

Il semble y avoir quelques problèmes d'intendance : nous en sommes réduits à manger des sardines.

Attaché à un piquet de ma tente, j'endure un supplice digne d'une chèvre sans qu'Harpagon perde son temps ; le temps c'est de l'argent.

Knock se fait bourreau de campagne ; sa barbe pousse au rythme des artichauts.

Une taupinière bruisse sous ma tente : le prétendu abbé Faria revient de chez le détenu Valjean ; l'amour est aveugle.

Des cordes, des câbles à profusion – et des scoubidous –, mais rien à escalader, si peu à franchir : le plat pays que voilà ! j'attendrai mon retour à la prison pour essayer à nouveau de m'évader...

lundi 25 juillet 2016

*Ghorto 5
























Pour une fois, je me douche tranquillement ; le rideau de pluie forme de minces barreaux liquides autour de mon corps ; il me plaît de croire qu'il puisse éloigner le feu de mon codétenu passionné.

Que les échelles, qui permirent tant d'évasions, soient munies de barreaux est assez déséquilibrant pour l'esprit.

Quant à l'évadé de la prison de Namur, il n'a pas eu besoin d'échelle.

Je ne suis qu'une merde ; si j'arrive à sortir d'ici, ce sera par la cuvette des vécés en trompant la vigilance de la lunette.

Le costume rayé que je porte a été conçu d'après une étude de Saint Laurent sur le gril.

Le mille-et-unième matin, plutôt que s'acheter un rasoir électrique, Knock décide de se laisser pousser une barbe de sultan.

Insultant son père, la fille d'Harpagon lui lance toute une partition d'injures ; « flûte ! » lui répond-il avec parcimonie.

Sous la torture, n'avoir rien à dire est une chose terrible ; je préfère encore me taire.

Casanova réalisa l'unique évasion que la prison des Plombs ait connue ; nul doute que la grande légèreté avec les femmes de cet homme de plume y fut pour quelque chose.

Mes espadrilles de prisonnier ont des semelles de corde...

mardi 19 juillet 2016

*Ghorto 4


























Przewalski est désormais le nom que je porte, mais la porte me dit toujours non.

De la rue sous ma fenêtre, monte le murmure nymphéen d'un groupe d'écolières se rendant à la piscine ; je me sens comme un élève en retenue.

Au mur, la reproduction de Klee que j'y ai accrochée reste sans effet ; « ce n'est bas drès gauguin » me susurre le prétendu abbé Faria, toujours enrhumé ; « il est vrai qu'elle cache le trou » reconnais-je, courbé devant l'évidence, en ramassant quelques punaises réfugiées sous le lit.

« Un simple clapier suffit comme prison aux lapins, c'est assez économique » me souffle Harpagon en forant des carottes dans mon tibia.

Je sais que la fille d'Harpagon voudrait prendre des cours de piano, mais son père l'incite à la flûte.

Knock souffre mille tortures : chaque matin, devant son miroir, il se coupe en se rasant.

Entre ces murs jaunasses, je me sais dans un squelette de baleine ; nul espoir d'être vomi.

Le prétendu abbé Faria est reparti dans son métro ; il a rendez-vous station Madeleine pour un brin de causette sur la paille avec le détenu Valjean.

J'ai emprunté la bouche dans le mur : Bastille, Châtelet, Duroc ; ça ne m'a pas satisfait, nom d'une pipe !

Le boulet que j'ai au pied, moi lent forçat, va me rendre aussi véloce qu'un cheval dans la course...

mercredi 13 juillet 2016

*Ghorto 3























La porte de ma cellule est au nord ; mon esprit est accaparé comme l’aiguille d'une boussole.

Knock m'offre des apéricubes : je voulais paprika, je n'ai que des bleus ; dedans, la question.

Quand Harpagon, jaloux de la générosité de son collègue, me régale de coups de bâton, j'ai peine à y croire.

Prétendre jouer de la harpe avec la grille d'entrée n'était pas pour les gardiens un argument convaincant qui me permît de mettre un genou en dehors de cette prison.

J'ai beau me creuser la tête, je n'arrive pas à m'évader l'esprit.

Occasionnant un brusque éboulis du mur ouest, un prisonnier déboule dans ma cellule, et me fait lâcher de surprise ma cruche d'eau croupie qui se brise sur le dallage ; il se présente sous le nom de Faria et se dit abbé ; c'est ça ! et moi je suis le détenu Kleist !

Enrhumé par la poussière, le prétendu abbé Faria me révèle qu'il « greuze un dunnel » ; et paf ! Je recasse une cruche.

Maintenant que l'on bâtit les prisons à la campagne, la clé des champs a beaucoup perdu de son intérêt.

Mon âme est prisonnière de mon désir qui est prisonnier de mon corps qui est prisonnier de ma cellule : je bande platoniquement pour une poupée russe.

Ma requête est parvenue au ministère de la justice ; on tiendra certainement compte de mon intérêt légitime à demander à changer de nom de famille pour en avoir un à coucher dehors...

jeudi 7 juillet 2016

*Ghorto 2





















Mettre ma clé dans sa serrure, défoncer la porte, violer le règlement : le fantasme de la liberté.

Curieusement, les téléphones cellulaires sont interdits dans la prison.

Dans cette étrange maison d’arrêt, les gardiens promènent des chiens d'arrêt, portent des crans d'arrêt, mais ne lisent pas Kadaré ; j'ai pu parler avec l'un d'entre eux qui prétend venir des Monts d'Arrée.

Au menu, une rondelle de jésus que je mastique bruyamment ; le gardien m’observe par le judas.

Il y a peu d'entraide parmi les détenus, bien que nous nous serrions les coudes individuellement dans nos cellules étroites.

Nos tortionnaires nous maintiennent en vie ; le sang de la prison oxygène nos cellules.

Harpagon retire de minuscules médaillons de chair de mon scrotum scarifié, pourtant ces modestes prélèvements semblent lui coûter encore, comme s'ils sortaient de sa propre bourse.

Knock est bien décidé à me guérir de mon silence ; il renonce à m'arracher la langue.

Même le temps est arrêté dans cette maison d'arrêt, et l'espace s'en trouve réduit pour une sombre histoire de relativité restreinte.

Quand par la fenêtre le soleil réchauffe ma cellule, je me fais lézard et pénètre la lézarde dans le mur...

samedi 2 juillet 2016

*Ghorto 1

(à Carlos Liscano)

Mon trousseau de prisonnier ne comprend rien qui me permette de m'enfuir, il n'y a pas plus différent d'un trousseau de clefs.

Avec le souci le plus louable de remplir au mieux sa mission, mon geôlier est aimable comme une porte de prison.

Le petit lavabo de ma cellule a un robinet qui fuit ; étrangement, personne ne s'en inquiète.

Dans ma cellule, je trompe l'ennui en remplissant des grilles où les mots se croisent, et je rêve de m'évader par les cases noires.

Une fois de plus, mon tortionnaire Knock – je l'appelle ainsi parce qu'il frappe fort – m'a reposé son éternelle question : « Est-ce que ça vous chatouille, ou est-ce que ça vous grattouille ? ».

Là où je suis écroué, le mobilier est boulonné au sol, la chaise a des barreaux.

On raconte que le tennis de table est un sport très pratiqué au sein de la prison ; il nécessite peu d'espace, et les balles sont en celluloïd.

Après avoir fumé un pétard que je cachais dans mon pétard, je vois ma taule onduler.

Au plafond de ma cellule, la ventilation légèrement bruyante joue la fille de l'air.

Aujourd'hui, mon geôlier est venu dégraisser la serrure de la porte de ma cellule, afin qu'elle fonctionne moins bien.

Ce matin sous la douche, en tenue d'Adam, un codétenu m'a forcé à croquer la pomme ; c'était un peu dur sous la dent.

Je ne tape pas du morse sur la tuyauterie avec ma cuillère à soupe ; mon voisin de cellule est pédé comme un phoque, comme les autres.

Sur les barreaux de la fenêtre de ma cellule, j'ai dessiné un cheval ; il m'a l'air d'un drôle de zèbre.

Ce soir, un aumônier est venu me voir dans ma cellule pour me parler de son dieu ; je lui ai dit que je n'avais pas besoin d'un gardien supplémentaire, que l'Univers n'était pas une prison, qu'il pouvait toujours en chercher les murs.

Un détenu américain m'a dit qu'ici il n'y a pas de femmes parce que la prison est jalouse : « Prison is jailhouse ! » répète-t-il d'un ton malicieux.

Ce midi au déjeuner, j'ai eu droit à mon avocat et à mon œuf dur ; pendant notre entretien, j'ai brisé ma coquille.

Mon autre tortionnaire, Harpagon, m'a confié vouloir arrêter la gégène ; l'EDF va augmenter prochainement ses tarifs.

Au fond de mon cachot, je sirote un Cuba libre ; la paille est humide.

Après deux années de torture, mes bourreaux m'avouent leur impuissance ; nous passons directement de la cave de la prison au comble de l’inefficacité.

Le Cuba libre est un cocktail à base de rhum, de cola et de lime...

dimanche 26 juin 2016

Names drop as tears go by

Dans ce monde opaque, il faut être un orfèvre pour se forger une opinion claire. Hélas, les médias de masse fabriquent avant tout des forgerons. Au Royaume-Uni, le forgeron s'appelle Smith, le patronyme le plus répandu sur ce navire qui s’apprête à larguer les amarres. Prendre le large avec un champ de vision rétréci s'avérera vite un bel exemple de navigation à vue insuffisante pour éviter les écueils de vos propres enclumes. Vous souhaiter bon vent serait des paroles en l'air. Foutus forgerons, hardis marins, que vous soyez de tribord ou de bâbord, vivants ou éternels, je continuerai néanmoins, d'un peu plus loin qu'avant, de vous lire, de vous écouter, de vous regarder, Alan Moore, Alan Alexander Milne, A. S. Byatt, Adam Thirlwell, Agatha Christie, Alasdair Gray, Aldous Huxley, Alec Guinness, Alfred Hitchcock, Algernon Blackwood, Alternative TV, Angela Carter, Anthony Burgess, Art Bears, Arthur Conan Doyle, Arthur Machen, B. S. Johnson, Banksy, Benedict Cumberbatch, Benjamin Britten, vous les inconnus qui composèrent le Beowulf, Bertrand Russell, Billy Childish, Black Sabbath, Blurt, Brian Aldiss, Brian Eno, Bryan Ferry, C. S. Lewis, Cabaret Voltaire, Charles Dickens, Charles Palliser, Charles Stross, Christopher Lee, Christopher Priest, Colin Wilson, D. H. Lawrence, Damien Hirst, Daniel Defoe, Dante Gabriel Rossetti, David Bowie, David Suchet, David Warner, Derek Jarman, Diana Rigg, Dirk Bogarde, The Divine Comedy, Donald Pleasence, Dr. Feelgood, Edgar Broughton Band, Edith Sitwell, Edward Burne-Jones, Edward Carey, Electrelane, Ernest William Hornung, Essential Logic, Ewan MacColl, Ewan McGregor, the Fabulous Poodles, Fairport convention, the Fall, Francis Bacon, Frederick Rolfe, G. K. Chesterton, Gang of Four, Geoffrey Chaucer, George Bernard Shaw, George Eliot, George Frideric Handel, George Orwell, Graham Swift, Jonathan Swift, H. G. Wells, Harold Pinter, Hawkwind, Henry Cow, Henry Fielding, Henry Rider Haggard, Iain Sinclair, Ian McEwan, Ian R. MacLeod, Ian Watson, Ian Dury, Baxter Dury le fiston, the Incredible String Band, J. G. Ballard, J. M. Barrie, James Boswell, James Flint, Jane Austen, Jeremy Brett, Jerome K. Jerome, Jethro Tull, Jim Crace, John Boorman, John Buchan, John Cale, John Cleland, John Constable, John Cowper Powys, John Dowland, John Everett Millais, John Gielgud, John Hurt, John William Waterhouse, John Wyndham, Joseph Conrad, Joseph Mallord William Turner, Joy Division, Julian Barnes, Kate Tempest, Kazuo Ishiguro, Keira Knightley, Ken Loach, Ken Russell, Kenneth Branagh, Kenneth Grahame, Kevin Ayers, Kim Newman, the Kinks, Laurence Sterne, Lawrence Durrell, Lawrence Norfolk, Lewis Carroll, Lucian Freud, Lytton Strachey, Magazine, Malcolm Lowry, Malcolm McDowell, Marianne Faithfull, Martin Amis, Kingsley Amis le papa, Martin Freeman, Mary Gentle, Mary Shelley, Mervyn Peake, Michael Caine, Michael Moorcock, Michael Nyman, Mike Leigh, the Monochrome Set, Monty Python, Nick Park, Nina Allan, Paul West, Pentangle, Peter Ackroyd, Peter Brook, Peter Greenaway, Peter Sellers, Posy Simmonds, Public Image Limited, Pulp, the Raincoats, Ralph Fiennes, Reformed Faction, Reg Smythe, Ridley Scott, Rip Rig + Panic, Robert Fripp, Robert Graves, Robert Holdstock, Robert Louis Stevenson, Robert Wyatt, Roger Fry, Rowan Atkinson, Samuel Butler, Samuel Pepys, Sarah Waters, Sean Connery, Siouxsie and the Banshees, Sleaford Mods, Slits, Steeleye Span, Glen Baxter, Stephen Baxter, Stephen Frears, Stephen Fry, Stereolab, Susanna Clarke, Arthur C. Clarke, Swell Maps, Syd Barrett, Sydney Jordan, Marc Bolan, Terence Stamp, Thomas de Quincey, Thomas Hardy, Thomas Malory, Thomas More, Genesis P-Orridge, Tilda Swinton, Tindersticks, Vanessa Redgrave, Vibracathedral Orchestra, Virginia Woolf, Wire, Walter de la Mare, Walter Scott, Walter Sickert, Walter puisqu'on te connaît sous ce nom-là, Wilkie Collins, Will Self, William Golding, William Hope Hodgson, William M. Thackeray, William Shakespeare, ad nauseam...       

dimanche 19 juin 2016

La solution finale

Interdire les matchs de football à moins de cinq cents kilomètres du moindre débit de boissons me semblerait une mesure raisonnable pour endiguer la violence inhérente à ce sport de guerriers et de couleurs. Débarrassés du foutoir, nous vivrions alors dans une immense surface de réparation, le silence et la paix agissant comme un baume sur le terrain ensanglanté. Nous visiterions les anciens stades transformés en musées de l'horreur. Des troupeaux d'écoliers viendraient y paître, broutant l'herbe amère du souvenir et de l'ennui qu'ils apprécieraient moins que les sucreries glacées des boutiques attenantes. D'anciens combattants, hooligans à demi repentis, aficionados éclopés, arroseraient de leurs pleurs les pelouses fertilisées par la poudre d'os de leurs victimes passées, jardiniers hypocrites tiraillés entre le devoir de mémoire et la nostalgie du bon vieux temps, noyant leur chagrin et torpillant leur pitié dans les tavernes encerclant les arènes déchues. Y séjourneraient aussi quelques bonnes sœurs engraissées au malheur, friandes de la moelle des martyrs, posées tels des vautours sur ces récents champs de bataille, les prières dégoulinant du bec. Bref, l'Europe cicatriserait. De plus, cela obligerait la migration des grandes rencontres vers des pays islamistes vierges de tous troquets, où certains excités auraient grand besoin de canaliser leurs djihads autrement qu'en décoiffant les touristes — une carafe fraîchement coupée offrant de médiocres performances comme ballon, bête question d'adhérence au sol. Pendant ce temps, en Europe, nous nous prendrions de passion pour les tournois de golf, activité plus respectueuse des vertes pelouses. Sans brailler comme des ânes, sans se peinturlurer la frimousse comme des apaches en manque de scalps, nos supporters en polos crocodiliens papoteraient gentiment autour d'un verre de chose, de machin ou de truc. Nos supportrices pratiqueraient une élégance discrète et très éloignée de la chaleur canine des putes à camionneurs. Dans les airs ne retentirait aucun hymne officiel rappelant la musique d'éveil dans les classes de maternelle, nous écouterions simplement le chant des oiseaux perchés sur les voiturettes. Nous pourrions même siroter quelques bières de bonnes cuvées sans que cela prêtât à conséquence. La civilisation, quoi.

lundi 2 mai 2016

Une minuscule affaire



J'ai longuement hésité avant de savoir si je devais révéler l'affaire qui va suivre au public. Il s'y passe des choses si extraordinaires pour le commun des mortels que j'ai encore du mal aujourd'hui à appréhender correctement la réalité de ce que j'ai eu l'occasion de voir, voilà tant d'années maintenant. Je pense parfois que tout ceci n'a été qu'un rêve et que les étranges individus que j'ai croisés alors ne sont rien d'autre que des personnages fictifs issus de l'imagination débridée d'un de nos grands auteurs. Ces personnages, tout le monde les connaît depuis deux siècles, mais nul ne se doute qu'ils sont faits de chair et d'os et non d'encre et de papier, qu'ils existent dissimulés à nos yeux et à ceux des nations modernes. La Terre entière les considère comme des légendes issues d'un livre fameux, et je m'égare parfois à penser que ce que j'écris, moi John H. Watson, sera perçu à l'identique, un jour lointain, comme du roman tout juste bon à divertir les masses avides de sensationnel.     

Mais je ne laisserai pas plus longtemps le lecteur languir devant ma prose évasive, et entamerai donc sur le champ la narration de cette aventure peu banale qu'avons vécu en commun mon ami Sherlock Holmes et moi-même.    

En dépit de l'après-midi ensoleillée de la veille, le temps sur Londres était brumeux et bas en cette fin de mars. Un ciel de plomb décalquait sa grisaille sur les murs des immeubles de Baker Street, rendant l'atmosphère cotonneuse comme dans ces rêves qui nous prennent au premier sommeil alors que nous hésitons encore à sombrer, retenant in extremis la page sportive du Daily Telegraph qui nous tombe des mains. 

J'ai souvent raconté qu'après la conclusion de ses enquêtes, le grand détective s'enlisait dans une léthargie dépressive qu'il agrémentait d'une solution à sept pour cent de cocaïne, et que seule une nouvelle affaire pouvait l'en sortir. Loin de moi l'idée, à présent, de contredire mes déclarations passées. L'anecdote est vraie mais se vérifiait surtout après plusieurs jours, voire une semaine d'inactivité. En l’occurrence, nous venions à peine de résoudre le mystère du moule à gaufres saxon d'Alfred le Grand et, comme à son habitude, Holmes aimait à m'entraîner dans un restaurant réputé où nos conversations mêlaient la cuisine des chefs aux dernières considérations sur l'aventure achevée, bien qu'il nous arrivait parfois de rester à notre appartement du 221B pour déguster l'un des délices écossais de Mrs Hudson. 

Ce fut le cas cette fois-là. Notre charmante cuisinière avait préparé tout spécialement à notre intention un haggis de son pays natal. Ce monument national se compose d'une mixture à base de foie, de cœur et de poumon hachés et mélangés à de la graisse de rognon et à de la farine d'avoine. Le tout est emballé dans une panse de brebis et mis à bouillir, je ne sais trop combien de temps, dans la marmite de notre chère hôtesse. Ce plat n'a jamais laissé personne indifférent, et pour en accepter l'ingestion, il faut être un habitué de longue date car, voyez-vous, le goût ainsi que l'odeur en sont, comment dire...déroutants. Heureusement pour nos palais, mon ami et moi, bien que n'étant pas natifs d’Écosse, avions passé toutes les épreuves d'initiations avec mentions honorables depuis notre jeunesse envolée.

Après en avoir repris trois fois chacun et épuisé deux bouteilles de Montrachet prolongées par un dessert dont, je l'avoue, le souvenir s'est effacé dans les brumes de l'Histoire, nous gisions affalés et somnolents dans nos fauteuils habituels. Nos deux mains étaient occupées, un verre de brandy dans l'une et un havane dans l'autre. Holmes avait pris le siège près de la fenêtre. Son insistance à guetter la rue n'avait pour l'instant rien d'alarmant, juste un côté machinal, un soupçon de déformation professionnelle. Mais je pressentais que dans quelques jours, il n'en serait plus de même.

Mrs Hudson choisit ce moment pour s'approcher de nous timidement. À la façon qu'elle avait de tortiller son torchon entre ses mains défraîchies, je compris immédiatement que la pauvre femme avait des ennuis, et ne doutai pas un seul instant que Holmes fit la même constatation. C'est pourquoi mon colocataire prit les devants et invita notre logeuse à vider son sac : "Vous pouvez parler librement, Mrs Hudson. Nous nous connaissons depuis suffisamment longtemps tous les trois pour que vous puissiez évoquer sans crainte les derniers impairs commis par vos deux grands garnements. Watson aurait-il achevé prématurément vos réserves de confitures d’oranges ?...Non, non ! j'y suis ! C'est moi ! Je n’aurais pas du stocker mon tabac dans une de vos mitaines ! Je le regrette sincèrement, mais j'étais sur une affaire qui me prenait toute ma réflexion, si bien qu'il ne m’en restait plus pour comprendre à temps qu'une mitaine possède cinq trous par lesquels le tabac peut avoir une fâcheuse tendance à vouloir s'éclipser... Si vous le souhaitez, je ferais amende honorable en ramassant chaque brin évadé à la pince à épiler, à genoux sur vos tapis. Cela sera-t-il suffisant pour obtenir votre pardon ?"

Il était évident que Holmes, ne souhaitant pas être dérangé pendant sa digestion laborieuse, pratiquait un genre d'ironie qui agaçait prodigieusement Mrs Hudson. Aussi, redoutais-je le moment où le torchon viendrait fouetter la face cramoisie du détective moqueur. Heureusement pour la bonne marche de la diplomatie domestique, la crispation particulière de ses mains sur le tissu révéla une contenance tout à l'honneur de notre chère écossaise. Se maîtrisant, elle répondit les dents serrées à son tourmenteur : "Vous n'y êtes pas du tout, Mr Holmes, ce que j'ai à vous demander ne concerne en rien mes inquiétudes quant à vos petits travers. Une logeuse de mon âge en a vu bien d’autres ! Non, ma requête est tout autre et vous connaissant, je sais qu'elle vous fera sortir de votre fauteuil bien plus sûrement que mes récriminations ménagères...Depuis que vous et le docteur Watson occupez cet appartement, j'y ai vu passer toutes sortes d'individus plus ou moins recommandables, du pire au meilleur : depuis le vagabond crottant mon escalier jusqu'au premier ministre exigeant qu'on y cloutât un tapis rouge. Mais aujourd'hui, c’est mon tour de me présenter à vous en tant que cliente. Vous me devez bien ça, n'est-ce-pas ? Oh ! ne vous inquiétez pas pour vos émoluments, j'ai quelques économies qui feront parfaitement l'affaire !"

La mine rougie par l'excès bon vivant de Holmes passa sans transition au blanc du linceul. Il déposa brusquement cigare et brandy, joignit les deux mains comme en religion, et pour se racheter, ne prononça que cette phrase courte mais néanmoins soumise : "Mrs Hudson, je vous écoute !"

Décidément, à trop avoir forcé sur l'assiette, il n'était plus du tout dans la sienne, et contrevenait sans sourciller aux règles les plus élémentaires de la courtoisie. Ameuté par cette entrave aux bonnes mœurs, je bondis de mon siège et en proposai un, des plus confortables, à Mrs Hudson, tout en jetant un regard noir à Holmes qui se contenta de marmonner un inaudible "autant pour moi" suivi d'un renvoi des plus disgracieux. Enfin installée, notre logeuse put commencer son récit : "Si je suis venue à vous, Mr Holmes, c’est parce que j'ai égaré un objet auquel je tiens tout particulièrement, et que je ne comprends pas du tout comment il a pu disparaître. Il s’agit d'une minuscule enclume de fer que m'a offerte mon père le jour de mes noces. Elle est très ancienne et je la conservais dans un écrin à bijoux. Dans notre famille, c'est une tradition de remettre au fils aîné ce talisman au moment où il quitte le nid pour aller voler de ses propres ailes. N'ayant que des sœurs, c’est donc envers moi, l’aînée, que mon père accomplit son devoir. Et du fait que je n'ai jamais enfanté, le curieux objet était toujours en ma possession. Je ne connais pas l'origine de cette coutume, sachant seulement que cela remonte à de nombreuses générations, et j'ignore pourquoi on a forgé une enclume aussi petite. Si vous la voyiez, Mr Holmes...même un horloger ne saurait en tirer parti. Elle ne peut être confondue avec un bijou, ne contient aucun métal précieux et ne possède aucun attrait particulier pour l'œil. Ce n’est qu'une grossière pièce de fer dont le seul mérite est d'être d’une taille inaccoutumée. Comme je vous le disais, je la gardais dans un écrin à bijoux. Cet écrin est rangé en permanence dans un tiroir de ma coiffeuse. Elle y était encore hier puisque je me souviens l'avoir sortie pour la contempler. Je l’examine chaque soir car elle me rappelle mon cher papa défunt qui était si bon pour moi. Tenir cette petite enclume dans le creux de ma main est un moyen de me remémorer les années de bonheur que j'ai passées chez mes parents...Ce matin, pendant que le haggis cuisait, je suis retournée dans ma chambre. J'ai ouvert le tiroir où était rangé mon porte-bonheur, quand je me suis rendue compte que l'écrin était ouvert. Sur le petit lit en tapissant le fond, il ne restait que l'empreinte creusée par son poids dans le velours rouge. Je n'y comprends rien, et quand je vous dis que je l'ai égarée, je me demande si on ne l'aurait pas plutôt volée. Mais qui ? Et comment ? Nul ne pénètre jamais dans ma chambre. Alors pourquoi ? Après tout, ce n'est qu’un vulgaire bout de ferraille qui n'a d'autre valeur que sentimentale. Aidez-moi à la retrouver, Mr Holmes ! Je vous en serai éternellement reconnaissante."

Holmes paraissait toujours en prière avec ses deux mains jointes. Il avait fermé les yeux pendant la plus grande partie du récit de Mrs Hudson, et je craignais qu'il ne se fût endormi. Par bonheur, il n'en était rien. Quelques secondes après les dernières paroles de sa nouvelle cliente, il se produisit aux tréfonds de l'organisme du grand détective un puissant borborygme rappelant ces nouvelles chasses d’eau qui faisaient fureur dans les cabinets d'aisance huppés de Londres. Tout ce remue-ménage intestinal déclencha la machine humaine qui ouvrit les yeux. Il écarta les mains et déclara : "Mrs Hudson, votre petite affaire m'intéresse au plus haut point, mais sachez que je me passerai d’appointements. Nous nous estimons trop l’un l’autre pour que je vous rende ce service autrement qu'à titre gracieux. Ceci étant dit, vous avez, me semble-t-il, parfaitement décrit le problème sous tous ses aspects. Je ne vois donc rien de plus à vous demander, pour éclaircir un tant soit peu ce mystère, que la permission d'effectuer une inspection poussée de votre chambre. Nous accompagnerez-vous, Watson ?"

La perspective de visiter dans le détail les quartiers privés de notre logeuse – véritables lignes arrières d'où elle prodiguait le soutien vital à notre combat contre le crime – éveilla en moi des sentiments qu'il serait déplacé d’évoquer ici. Je rougis, balbutiai un vague début de refus et acceptai finalement de suivre mon ami. Ce fut une des rares fois où nous n'eûmes pas besoin de nous habiller pour sortir, Holmes y alla en pantoufles et votre serviteur s'y risqua sans couvre-chef. 

Nous descendîmes l'escalier qui conduisait au 221A, l'appartement de Mrs Hudson qui se trouvait au rez-de-chaussée. À l'origine, il ne formait avec le nôtre qu'un seul grand logement familial. Mais la disparition brutale de son mari obligea la malheureuse veuve à en louer l'étage afin de subvenir aux aléas du quotidien. La partie basse, conservée par notre logeuse, se composait d'un couloir faisant office de hall d'entrée au fond duquel l'escalier avait mené tant de clients à notre paillasson. Le passage desservait les différentes pièces de la maison par deux portes. Par la plus proche du seuil, on pénétrait dans une salle à manger de belle taille servant aussi de séjour, et donnant elle-même sur la cuisine. Derrière la seconde porte se trouvait la chambre mais nous y accédâmes depuis l’office. Nous en déduisîmes qu'à l’époque heureuse du couple, cette pièce, où dormait maintenant Mrs Hudson, était un petit salon. La salle à manger était éclairée par deux larges fenêtres donnant sur la rue, du même modèle que les nôtres à ceci près que, situées au rez-de-chaussée, elles étaient pourvues de solides barreaux. La fenêtre de la chambre était également équipée de cette façon et donnait sur une arrière-cour à laquelle on accédait depuis la cuisine. 

Après nous avoir conduit sur le lieu du mystère et montré le tiroir ainsi que l’écrin duquel avait disparu la capricieuse enclume, Mrs Hudson prétexta un travail d'aiguilles à finir pour se retirer dans son séjour. Nous comprîmes qu'elle ne voulait pas nous gêner dans nos investigations. Et peut-être était-elle un peu anxieuse à l'idée de se retrouver seule face à deux hommes, dans cette pièce où plus personne n'avait pénétré depuis que messieurs les croque-morts avaient évacué le cercueil de feu son époux.

Nous commençâmes à explorer les lieux. Holmes me proposa d’examiner l'intérieur de la grosse armoire à glace qui trônait contre le mur du fond, imposant son règne sur les autres meubles. Le lit de coin, la table de chevet, la coiffeuse, le fauteuil et les quelques chaises semblaient soumis à cette reine qui mariait le chêne et le verre pour leur intimer le respect qui lui était dû. Mon ami jeta son dévolu sur la coiffeuse de merisier qu'il inspecta dans ses moindres recoins puisque c'était indubitablement de là que l’affaire avait démarré. Sur le dessus du meuble, un ramoneur et sa bergère restaient indifférents à ses auscultations, perdus dans leurs amours de porcelaine. Sa loupe préférée en main – celle à manche de corne – il penchait son œil démesuré sur les interstices et les moulures afin d'en mieux exprimer les indices les plus ténus susceptibles d'éclairer sa géniale lanterne.       

Pour ma part, je me débattais tant bien que mal parmi les brassières de serge et les culottes fendues de Mrs Hudson qui ne levaient que peu de voile sur la disparition de l'enclume, mais m'ouvraient des horizons insoupçonnés sur la nature du mystère féminin. En songeant que le contenu se devait d'être à la hauteur du contenant, des rêveries s'emparaient de mon esprit, et si elles avaient du être menées à leur terme, ma digestion s'en serait trouvée toute chamboulée par des pratiques propres aux vieux garçons de mon acabit. Grâce au ciel, les petits cris de surprise que poussa Holmes à ce moment me sortirent bien vite de cet aparté sur l'intimité féminine.

Depuis mon départ pour l'inspection des profondeurs de l'armoire à linge, le grand détective avait migré vers la fenêtre qu'il s'était permis d'ouvrir afin d'en inspecter le rebord. Ce qu'il y trouva et ce qu'il en déduisit restèrent pour moi une énigme, mais c'était manifestement ce qui avait déclenché les gémissements de souris remontant de sa gorge. C'était la première fois que je l'observais dans un tel état de surexcitation et, à l'évidence, l'excès de bourgogne n'y était pour rien. Je m'apprêtais à lui taper dans le dos, craignant pour sa santé, quand il m'adressa la parole en ces termes : "Watson, je viens de découvrir des traces si improbables pour l'entendement humain que j'en ai eu le souffle coupé. Merci, cher vieil ami, de vous porter à mon secours, mais cela est en train de passer. Oh ! Watson, Watson ! j'éprouve la plus grande difficulté à assimiler ce que j'ai vu à l’instant. J'ai besoin de faire le point avant de vous en révéler la teneur."

"Ne me faites pas languir plus longtemps, Holmes, dites-moi de quoi il retourne, je vous en conjure !"

"Non, Watson ! je ne saurais vous présenter maintenant une explication cohérente du phénomène entraperçu. Il faudra que vous attendiez le retour de la petite escapade que je m'apprête à commettre à la British Library, sans compter un probable détour par la Bodléienne...Le temps d’enfiler une paire de souliers plus adaptés au terrain que ces babouches avachies, et je pars sur le champ. En m'attendant, je vous conseille de vous remettre à ce roman de chevalerie interminable sur lequel je vous ai vu peiner l'autre jour, car je risque d'être absent une grande partie de l'après-midi, voire jusqu'à demain soir si le déplacement à Oxford s'avère nécessaire."

Entre-temps, je m'étais penché à mon tour sur le rebord de la fenêtre, mais n'y voyais rien d’autre qu'un peu de poussière dérangée. Je savais qu'il était inutile d'insister pour lui soutirer le moindre début d'explication. Lorsque Sherlock Holmes était dans cet état, je jugeais opportun d'affiner ma propre pratique de la patience.

Mis à part une excellente perception du corpus shakespearien, les connaissances de Holmes en littérature était quasi nulles. Mais c'était une raison insuffisante pour traiter de "roman de chevalerie interminable" la traduction de 1612 par Thomas Shelton de l'original de Cervantès. L'Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche est à mon sens une œuvre passionnante qui ne saurait dégager l'ennui. Si je semble quelquefois m'en détacher, aujourd'hui encore, c'est en levant les yeux de ces pages exquises pour imaginer mon ami Holmes dans la peau du chevalier à la triste figure, et pour me dire que, ma foi, je ne ferais pas un si mauvais Sancho que ça. Cet après-midi-là, par contre, je n'arrivais pas à me concentrer sur la lecture de mon livre. L'attitude de Holmes avait déclenché dans mon esprit une cascade de questions auxquelles il m'était impossible d'apporter la moindre réponse. Que diable allait-il bien pouvoir dénicher dans les rayonnages poussiéreux de nos plus prestigieuses bibliothèques qui fut en rapport avec deux ou trois grains de poussière légèrement déplacés ? Le mystère était total, mais je lui faisais confiance. Le grand détective avait toujours su distinguer la paille pendant que m'échappait la poutre, mais cela m'énervait de me sentir aussi aveugle.

Au lieu de continuer à bâiller ainsi sur don Quichotte, je décidai d'aller m'allonger un moment sur mon lit. Des armadas d'interrogations s'entrechoquaient à l'étroit sous mon crâne. J'espérais qu'en position couchée, elles s'évaderaient plus facilement. Mon attente fut comblée quand la flottille s'échappa d'un coup du goulet pour aller voguer sur la haute mer de mes pensées où elle mènerait des batailles pour faire éclater la vérité. Ainsi libérée, la crique de mon esprit put accueillir un navire d'un autre genre, battant pavillon pirate et arborant, en guise de voilure, l’envoûtante lingerie de Mrs Hudson qui se rappelait donc à moi. Ce n’était pas pour me déplaire et cela me changerait agréablement les idées pour conclure cet après-midi où je n'en finissais pas d'attendre le retour de Holmes, priant très fort pour qu'il ne se soit pas jeté dans le dernier train à destination d'Oxford.

Je délirais en revisitant les aventures que j'avais eues avec des créatures de quatre continents différents. La géographie exploratoire des terres lointaines m'avait procuré bien des enseignements, et le temps me sembla venu de les mettre en pratique sur un territoire plus proche. Certes, les formes avantageuses de Mrs Hudson, pas plus que ses culottes, ne faisaient dans la dentelle. La femme était fruste et un soupçon fatiguée, mais je me figurai que son accueil serait à l'image de sa cuisine accorte. Mon regard vague et enfiévré se posa par hasard sur le rectangle grisâtre que dessinait la fenêtre de ma chambre, puis se fixa surpris sur l'objet hautement improbable qui passa à ce moment-là derrière les carreaux embués par ma respiration haletante. Le lecteur voudra bien éviter les sarcasmes quand il saura qu'une saucisse – je dis bien une saucisse – se tenait suspendue dans les airs par un artifice dont j'ignorais tout. Comme activée par la découverte de sa présence, elle effectua un quart de tour sur la droite et se mit en mouvement. Elle atteignit rapidement une bonne vitesse et, quittant l'encadrement de la fenêtre, disparut de mon champ de vision avant que j'ai pu esquisser le moindre geste. Abasourdi, je me frottai les yeux en me promettant de ne plus céder aux manies qui, je le savais, ont l'inconvénient d'endommager petit à petit l'oreille interne. J'ignorais totalement, par contre, qu'elles pouvaient provoquer à la longue la matérialisation de l'outil même de ma pratique, dans les arrières-cours de Baker Street. Imaginez-vous cette charcuterie m'épiant jusqu'à la tombe, comme l'œil regardait Caïn ! 

Confus et rougissant, je quittai la chambre. En bas, la porte d'entrée claqua. L'écho de pas rapides se fit entendre depuis l'escalier. Holmes choisit ce moment pour rentrer de son expédition bibliophile. "Vous voilà enfin ! vous avez donc ressaucé…Hum ! veuillez m'excuser, vous avez donc renoncé à faire un saut jusqu'à la Bodléienne ?"

"Oui, j'ai fort heureusement pu trouver tout ce que je cherchais sans devoir quitter Londres. Cela tombait fort bien car la gare de Paddington ne proposait à destination d'Oxford que des horaires infects qui m'auraient empêché de revenir pour démasquer nos chapardeurs d'enclume avant qu'ils ne se soient enfuis. Mais qu'avez-vous donc, Watson ? Vous donnez l'impression de quelqu'un qui aurait croisé une saucisse volante !"

Les pouvoirs de déduction de mon ami dépassait sans aucuns scrupules les bornes de ma compréhension. Ne préférant pas m'étaler sur le sujet, je déviai sur le déroulement de l'enquête : "Ce n'est rien...sans doute la digestion. Mais, Holmes, allez-vous enfin m'en dire un peu plus sur la disparition de l'enclume familiale, maintenant que vous semblez posséder des éléments plus consistants ?"

"Patience, cher vieil ami, la solution est proche. Accompagnez-moi de nouveau jusqu'à la chambre de notre logeuse, qui est déjà prévenue de cette nouvelle visite, et je vous présenterai les auteurs du larcin."

Pressé d'en finir, je dévalai quatre à quatre les marches de notre escalier, suivi par un Holmes amusé de me voir perdre mon sang froid devant ses jeux de piste aux mystères insolubles. Je traversai la salle à manger manquant de renverser Mrs Hudson, et m'engouffrai dans sa chambre tel un bolide. Me plantant au milieu de la pièce, je perdis le contrôle de mon flegme et hurlai à l'encontre du détective sibyllin qui venait d'y pénétrer à son tour : "Holmes, votre petit jeu avec moi a assez duré, j’exige sur le champ de connaître tous les détails de l'affaire, ou bien je vous fais avaler votre chapeau jusqu'au dernier morceau de l'étiquette!"

"Allons, calmez-vous, Watson ! Sachez que j'ai toujours pris soin de faire retirer l'étiquette de mes chapeaux. Cette astuce me garantit une grande discrétion quand j'investigue pour certains clients exigeants. Cela me rend bien service également au moment d'affronter un certain compagnon irascible !"

Sur ces mots, qui me firent comprendre combien j'avais été ridicule, il se dirigea vers la coiffeuse, puis, tout de go, s'adressa au ramoneur et à la bergère : "Inutile de vous cacher, je vous ai repérés. Approchez donc ! je vous donne ma parole qu'il ne vous sera fait aucun mal. Vous êtes sous mon entière protection."

Je crus un instant que le grand détective délirait à son tour, mais quand je vis émerger de l'ombre des statuettes de porcelaine deux minuscules individus portant des uniformes étranges, et se dirigeant en tremblant vers la main ouverte de Holmes, je compris que le monde recelait des choses bien plus étranges que ce qu'il est raisonnable d’imaginer. Mrs Hudson, qui venait de nous rejoindre, tomba en arrêt devant le spectacle inouï de ces deux personnages embarquant sur la paume de mon ami, et tourna de l'œil en s’effondrant sur le parquet. Je me précipitai à son secours et lui fis respirer le flacon de sels que ma profession m'imposait d'avoir toujours en poche. Holmes se saisit du globe de verre qui protégeait de la poussière la couronne d'oranger de notre logeuse, et y piégea les deux créatures. Il s'approcha de l'émotive Mrs Hudson et lui asséna ces paroles de reproches : "Lors de votre récit des événements, vous m'avez caché une partie de la vérité, Matilda Gulliver !"

La femme qui reprenait des couleurs sembla les reperdre un instant en entendant ces mots lourds de ressentiment. Elle se releva en prenant appui sur mon bras. Je l'aidai à déposer son corps las dans les replis de l’unique fauteuil des lieux.

"Il ne faut pas m'en vouloir, Mr Holmes, si j'ai omis certains détails. Je pensais que vous n'auriez pas besoin de connaître cet aspect de mon histoire pour vous débrouiller dans vos recherches. Mais puisque vous semblez savoir mon nom de jeune fille, le moment est venu de vous dévoiler ce que j'ai vainement cherché à vous dissimuler jusqu'alors. Lorsque je vous ai dit que je ne connaissais pas l'origine de l’enclume, je vous ai menti. Elle est bien transmise dans la famille de la façon que je vous ai décrite, mais nous savons aussi qu'elle nous vient de notre ancêtre Lemuel Gulliver, qui l'aurait rapportée de son voyage à Lilliput, voilà bientôt deux siècles. Seulement, le lointain de ces événements et les théories plus récentes de Mr Darwin ont amené ma famille à penser que tout ceci n'était que billevesées, que notre arrière-grand-parent n'était qu'un mythomane doué d'une très grande imagination. C'est pourquoi, Mr Holmes, j'ai préféré vous épargner tout cela, je craignais de paraître ridicule aux yeux d'un homme de votre intelligence. Mais croyez bien que cela ne contredit en rien les sentiments particuliers que j'ai développés envers cette enclume. C’est d'ailleurs mon cher papa, qui n'était pourtant pas bête, qui m'a convaincue de l'ineptie de cette histoire. Aussi, lorsque je vous ai aperçu avec ces deux minuscules créatures qui paraissent bien réelles, j'ai cru défaillir. Tout cela était donc vrai !"

"Vous avez effectivement défailli, Mrs Hudson...Mais laissez-moi vous raconter ce que j'ai découvert en assemblant les maigres informations que j'ai pu picorer sur les papiers jaunis de la  British Library. Je commencerai en vous révélant que Lemuel Gulliver n'était ni un personnage de roman, ni un affabulateur. Comme vous le savez puisque vous en êtes la descendante, il a réellement existé et a abordé pour de bon le rivage de Lilliput en novembre 1699, après le naufrage de l'Antelope à bord duquel il s'était engagé comme chirurgien. Il y a vécu cette incroyable aventure au milieu d'une population minuscule dont la taille de chaque individu ne dépassait pas deux pouces. À son retour en Angleterre, lors de l’année 1702, il prit la plume pour donner la relation de son curieux voyage. Il y parlait effectivement d'une enclume qu'il rapporta au fond de sa poche sans s'en douter, elle avait du s'y trouver glissée par mégarde. Il raconta aussi avoir ramené du bétail, vaches et moutons miniatures. Ces animaux ne se sont pas reproduits sur notre sol et ont rapidement disparu de la mémoire collective. Le manuscrit a été repris puis remanié par Jonathan Swift qui en a fait en 1726 une œuvre de fiction dans laquelle il se plaisait à railler la société de l'époque. Certains détails ont été ajoutés pour la commodité de l’auteur, d'autres paraissant insignifiants ont été supprimés. Ce fut le sort de l’enclume qui tomba aux oubliettes. Dans les célèbres voyages, la taille des Lilliputiens passa de deux à six pouces sans autre forme de procès. Il va sans dire que les aventures de Gulliver situées au pays des géants de Brobdingnag, ainsi que les suivantes, sont entièrement sorties de l'imagination de Swift qui exploita le filon jusqu'à son épuisement. Elles sont à classer dans la catégorie fiction au même titre que les bêtises de l'abbé Desfontaines sur le voyage de Jean Gulliver, le supposé fils de Lemuel. Pour tout vous dire, les Gulliver quittèrent Londres pour l’Écosse vers 1750, et comme le nom de famille n'est pas courant, je n'eus aucun mal à suivre la lignée jusqu'à une certaine Mrs Hudson."

"Quant à vous, Watson, j'éclairerai votre lanterne en vous expliquant que c'est à la vue de minuscules traces de pas humains sur le rebord de la fenêtre que j'entrepris d'effectuer mes recherches bibliographiques. Dans un premier temps, j'ai cru délirer des suites de l'abus de haggis. Mais en me penchant plus attentivement sur ces empreintes, j'y détectai, aidé en cela par ma précieuse loupe, le passage d'au moins deux individus munis de bottes à semelle de crêpe qui auraient débarqué d'un petit aérostat dirigeable ayant vaguement la configuration d'une saucisse. Cette profusion de détails me fit admettre que ce que je voyais là était bien réel car les hallucinations s'accompagnent rarement de précisions aussi techniques. Les traces montraient clairement que deux personnes de la dimension approximative de soldats de plomb s'étaient introduites dans la pièce hier après-midi, profitant du fait que Mrs Hudson avait ouvert sa fenêtre pour laisser entrer un soleil généreux. Le temps étant ensuite revenu à la brume, elle referma ses carreaux...J'en déduisis que les deux individus s'étaient retrouvés coincés dans la chambre, cachés quelque part avec l'enclume et attendant une solution à leur problème. À mon retour du Museum, ne sachant trop où les chercher, les possibilités de cachette étant nombreuses pour des personnes de cette taille, je demandai à Mrs Hudson d'ouvrir la fenêtre, en dépit du mauvais temps. Cela eut pour effet immédiat de faire sortir les loups du bois. Depuis le petit matin, ils étaient suspendus avec l'enclume, entre le mur et la coiffeuse, grâce à un ingénieux système de cordes et de grappins dont nous ferions bien de nous inspirer pour gravir les sommets enneigés. Distinguez-vous tout cet attirail sur leurs vêtements, Watson ? Techniquement, ces gens sont en avance sur nous."

Holmes m'invitait à observer les deux spécimens qui se tenaient anxieux sous leur cloche. Je m'inquiétai de savoir comment ils comptaient acheminer l’enclume que nous venions de récupérer derrière les statuettes.

"Toujours avec ce matériel de grimpeur, Watson. Ils l'auraient faite glisser du haut de la coiffeuse jusqu'au sol, et vice-versa remonter sur le rebord de la fenêtre, où leur espèce de saucisse dirigeable les aurait rembarqués. Nous allons maintenant les libérer de cette prison de verre sous laquelle ils vont bientôt manquer d'air, et tenter de les interroger sur le mobile de leur larcin qui, je l'avoue, m'échappe totalement."

Holmes souleva le globe et s'adressa aux deux Lilliputiens : "Je m'appelle Sherlock Holmes et voici le docteur Watson, la personne que vous voyez assise là-bas est Mrs Hudson, la propriétaire de l'enclume. Comprenez-vous ce que je dis ?"

Le plus gracile des deux boucha ses microscopiques oreilles tandis que l'autre nous faisait signe de nous taire. Nous nous rapprochâmes à portée de l'inaudible sabir qu’ils s'efforçaient de crier le plus fort possible. L'un d’entre eux semblait parler l'anglais et nous finîmes par comprendre : "Parlez moins fort où nous finirons sourds avant d'avoir pu nous expliquer !"

Mon ami leur demanda en chuchotant ce qu'ils étaient venus faire exactement en Angleterre, et spécialement dans cette chambre, à part voler une enclume à leur échelle. Celui qui parlait notre langue retira son képi d'où se déroula une cascade de cheveux ébènes, et nous eûmes la surprise de découvrir une très jolie jeune femme au teint cuivré. Elle s'exprimait parfaitement, bien que son discours fut émaillé d'archaïsmes du XVIIe siècle que, pour le confort du lecteur, je ne reproduirai pas ici : "Je suis le lieutenant Evlamia Bornogam de l'aéronef le Courageux de la Marine Volante des États Socialistes Réunis de Lilliput & Blefuscu, et voici le simple matelot Geddar Drunac qui m'accompagne dans ma mission."

La large carrure du matelot nous laissait comprendre que le transport de l’enclume en serait facilité. D'autre part, nous constatâmes avec surprise que Karl Marx et George Bernard Shaw avaient des émules jusqu'au large de la Tasmanie.

"Je suis la seule parmi l'équipage à parler et à comprendre votre langue. C'est pourquoi j'ai été débarquée en compagnie de Geddar au cas où il nous faudrait négocier avec les autochtones...Je vais essayer d'être brève car je ne pourrai hurler ainsi des heures afin de me faire entendre. Depuis que le géant Gulliver est reparti de nos îles voici presque deux siècles, la situation politique s'est complètement modifiée par rapport à ce qu'il vous a sans doute raconté à son retour. Nous avons renversé les deux régimes impérialistes qui oppressaient la population avec des lois stupides décidées par des magistrats qui ne savaient que sauter sur une corde, décidant même à notre place par quel bout manger les œufs à la coque. Les deux îles sont maintenant réunies sous un unique régime socialiste, et c'est le peuple qui décide de tout. Le chenal qui sépare Lilliput de Blefuscu est sillonné par des lignes régulières bourrées de passagers, et les aéronefs obscurcissent le ciel au-dessus de Mildendo, notre capitale. Nous avons beaucoup évolué scientifiquement depuis cette époque. La perspective d’être envahi par les géants occidentaux, dont les navires se font de plus en plus nombreux dans nos eaux au fil des années, nous amena à élaborer une technique de camouflage sophistiquée. Nous projetâmes d'isoler nos deux îles par un champ de force électromagnétique qui éloignerait les intrus sans qu'ils se rendent compte de notre présence...Le projet était parfaitement réalisable grâce à l'avancée de nos connaissances ainsi qu'à une curieuse propriété du fer de nos régions que je ne saurais vous expliquer en détail, ne maîtrisant pas moi-même les sciences physiques. Mais lorsque les travaux furent achevés, il s'avéra, à notre grande déception, que le champ de force n'était pas opérationnel. Après des vérifications poussées, nous découvrîmes que le processus électromagnétique était entravé par la position excentrée d'un morceau de fer lilliputien qui ne se trouvait plus à l'intérieur du champ. Nous le localisâmes dans votre Angleterre avec nos appareils de détection. Nous comprîmes qu'il avait été emporté par Gulliver bien avant que nous puissions en ressentir le manque. Notre gouvernement décida de monter une expédition pour aller le récupérer car le temps pressait, les navires géants se faisant de plus en plus menaçants aux abords de nos eaux territoriales. Un dirigeable fut spécialement fabriqué pour cette opération, et je fus forcée d’apprendre l’anglais en trois mois dans d'ancestraux manuscrits dont le papier moisi se désagrégeait quand je les feuilletais trop vite, pressée par le temps. Le voyage jusqu'à votre pays nous parut interminable tant cette planète Terre ne semble pas à notre mesure, bien que nous en soyons des habitants au même titre que vous. Heureusement la dimension réduite de notre aéronef nous rendait pratiquement invisibles, nous pûmes ainsi rallier Londres sans être inquiétés. Nos détecteurs connaissant avec précision l'emplacement du morceau de fer, nous dûmes attendre l'ouverture de cette fenêtre pour que le dirigeable puisse nous déposer afin de récupérer un objet dont nous ignorions encore la forme et la fonction. Nous savions juste qu'il pesait un bon poids...Voilà, je vous ai à peu près tout dit. Le reste, Mr Holmes, vous l'avez très bien résumé pendant que nous étions sous globe. Le verre a amorti l'onde de vos paroles tonitruantes, et je n'ai pas eu à me boucher les oreilles." 

Nous restâmes sans voix après l'exposé de cet être issu d'une civilisation cachée qui semblait en avance de quelques bonnes dizaines d'années sur la nôtre. En ce temps-là, nos tentatives de s'élever au-dessus du plancher des vaches en étaient à leurs premiers balbutiements. Quand cette charmante jeune femme sortit de l'une des nombreuses poches de sa tenue un objet bizarre évoquant une sorte d'étui à lunettes, la curiosité scientifique me poussa à lui demander de quoi il s'agissait.

"Ne craignez rien, docteur Watson, ce n'est pas une arme. Il s’agit de mon hegulfulo, je ne sais comment vous traduire ce mot, n'en ayant pas trouvé référence dans les archives moisies de nos linguistes. Littéralement, cela signifie "transportable". Il s'agit d'un appareil de transmission du son à distance avec lequel je m’apprête à contacter le commandement du Courageux. Je ne suis pas moi-même habilitée à négocier le rachat de l'enclume puisque je suppose qu’il n'est plus question de la voler. Vous devrez donc étudier cette question délicate avec le capitaine Nelamelo."

Ce lieutenant du beau sexe ne perdait pas le nord, et nous nous inclinâmes devant sa proposition. C'était préférable, car la vision des canons sophistiqués pointés sur nous par les écoutilles de la "saucisse" ayant fait son apparition, nous conforta dans l'idée qu'ils étaient parfaitement capables d'imposer leurs conditions. Il m'a toujours paru invraisemblable que, dans le roman de Swift, le héros ne ressente que de dérisoires piqûres d'aiguilles après avoir reçu une bonne centaine de flèches dans la main. D'autant plus que les Lilliputiens y sont présentés comme trois fois plus grands que dans la réalité. Il va sans dire que je n'avais guère envie de vérifier la justesse de ma théorie. 

Le Courageux, dont les puissants moteurs cessèrent leur ronflement, s'arrima aux barreaux de la fenêtre par des grappins et des filins que nos yeux de géants avaient du mal à distinguer. Je reconnus alors mon cauchemar charcutier en prenant bien soin d'éviter de croiser le regard de Holmes. C'était un superbe appareil, un modèle réduit de la taille approximative d’une barrique de rhum. Une inscription aux caractères inconnus barrait obliquement l'enveloppe de gaz ayant une capacité d’environ deux boisseaux. Dessous, était accrochée, par un système complexe d'entretoises, la discrète nacelle que je n'avais pu distinguer lors de notre précédente rencontre, les voilages de ma fenêtre l'ayant masquée. Les dimensions étonnamment modestes de l'aéronef nous surprirent plus que sa technologie même. Il faut dire que ces engins volants étaient déjà dans l'air du temps, bien qu'on les rencontrât plus volontiers parmi les pages des auteurs d'anticipation que dans la réalité de notre ciel. 

Le capitaine Nelamelo débarqua sur le rebord de granit, entouré de quelques hommes d'équipages dont les uniformes rappelaient vaguement ceux de l'Armée des États confédérés pendant la Guerre civile américaine. Ce personnage corpulent, orné d'une barbe noire qui lui mangeait le menton, paraissait sûr de lui. Il s'adressa à nous dans cette curieuse langue lilliputienne qui allie la rudesse de l'allemand à la fluidité du polynésien. Le lieutenant Bornogam, que je brûlais d'envie d’appeler Evlamia, nous traduisit ses paroles : "Messieurs, je vous salue. Je ne perdrai pas de temps en d'inutiles formules préliminaires, et irai droit au but : Mon gouvernement, que je représente ici, souhaite à tout prix récupérer ce morceau de fer, il y va de notre avenir. Je suis donc autorisé à vous demander ce que vous désireriez obtenir en contrepartie." 

Holmes rétorqua que ce n'était pas à nous d'en discuter puisque l'enclume appartenait à Mrs Hudson. Sur son invitation, notre logeuse, qui était toujours prostrée dans son fauteuil, s'avança vers notre groupe, et quand on lui eut expliqué le problème, sut se montrer à la hauteur des événements : "Je comprends très bien que cette petite enclume vous soit indispensable, aussi je vous l'abandonne et ne demande rien en échange. C’est ce qu'aurait fait mon cher père dans cette situation. Il ne croyait pas en votre existence, mais c'était un homme d'une grande honnêteté et d'un jugement très sûr. S'il était à ma place en ce moment, je suis certaine qu'il agirait ainsi et saurait reconnaître son erreur.

"Madame, ce geste est tout à votre honneur, et j'aurais grand plaisir à ce que vous acceptiez comme cadeau le meilleur fauteuil de mes quartiers. Il est en buffle de Blefuscu et, esthétiquement parlant, remplacera avantageusement le morceau de fer."

"Grand merci, capitaine Nelamelo. Si cette enclume peut sauver votre pays, je ne perds pas au change. Cela me va droit au cœur, même si je suis bien persuadée de ne jamais pouvoir m'asseoir dans votre petit fauteuil."

Pour ma part, je jugeai qu'au cours de ce marché de dupes nous avions été traités comme ces tribus africaines qui cèdent des terrains aurifères contre quelques sacs de verroteries. Je conservai mon opinion par-devers moi, mes compagnons s'estimant satisfaits de ce négoce. Pour sceller cet accord, Holmes proposa d'inviter à dîner nos hôtes qui s'empressèrent d'accepter, les vivres ayant notablement diminué dans la cambuse de leur vaisseau aérien.

Nous retournâmes au 221B où le Courageux s'était élevé pour s'amarrer au bord de la fenêtre de la chambre de Holmes. Mon ami fit grimper tous les membres de l'équipage sur un plateau à breakfast. Il les transporta ainsi jusqu'à la table du salon où il les débarqua sans cérémonie au beau milieu de la nappe. Grâce à l'ingéniosité de Mrs Hudson, nous pûmes leur servir de minuscules tranches de gigot accompagnées de petits pois à la menthe, à raison d'un chacun, bien entendu. Pour avaler ces victuailles, ils avaient apporté dans une microscopique cantine d'osier leurs couverts habituels. L'excellent vin de Beaune détendant peu à peu l'atmosphère, nous osâmes quelques plaisanteries qui furent appréciées à leur juste valeur. Mais quand je lançai que nous avions abandonné l'idée de manger ce soir des œufs à la coque, de peur que nos invités ne se fussent noyés dedans, un silence se fit ressentir quelques instants...Puis l'allégresse générale reprit le dessus. Je compris que dans ces contrées socialistes l'humour avait ses limites, et que j'avais du faire ressurgir d’anciens conflits mal réglés.

J'eus une conversation passionnante avec Miss Bornogam qui me donna l'autorisation de l'appeler par son prénom. J'y appris des choses très instructives sur la codification des rapports entre les sexes au sein des banlieues surpeuplées de Mildendo. Pendant ce temps, les matelots bien échauffés entamèrent une ronde de chez eux autour de l'assiette de Holmes. Sur la nappe, les Lilliputiens grouillaient comme des insectes, et je vis le grand détective jeter un regard attendri sur ce curieux petit peuple. Il trônait tel un dieu bienveillant au milieu de ses adorateurs.

Lorsque nos visiteurs nous quittèrent, ils nous firent jurer de ne jamais révéler leur existence au reste du monde. Les petits humains voulaient rester à l’abri des importuns. Et même si Gulliver avait déclaré autrefois qu'ils étaient trop minuscules pour être réduits en esclavage, et leurs richesses trop insignifiantes pour être pillées, ils savaient bien que la curiosité était un moteur suffisant pour déclencher une invasion. D'autant plus qu'avec le temps présent, elle se donnait des airs scientifiques qui excusaient bien des ravages.

Au terme de cette aventure qui fut une affaire minuscule par sa courte durée, par son déploiement restreint au périmètre du bâtiment 221 et par la dimension réduite de certains de ses protagonistes, tout en étant gigantesque par ses retombées probables dans l'Histoire future de la planète, je terminerai en signalant, au lecteur friand de ce genre de détails, que c'est au cours de cet épisode que j'abandonnai définitivement mes habitudes honteuses de stimulation manuelle, et que Sherlock Holmes se découvrit une passion pour les abeilles.
                                                                                             
                                                                                                    John H. Watson, M.D.




Ce document a été découvert à Londres, parmi les décombres d'un immeuble situé dans Queen Anne Street, après le bombardement aérien par la Luftwaffe du 22 octobre 1940. La jeune femme du Women's Voluntary Service qui l'a trouvé n'a pas souhaité, après en avoir pris connaissance, qu'il soit révélé au public, en ayant jugé certains passages répugnants, et le reste invraisemblable. Seule la notoriété de son auteur a pu éviter qu'elle ne le détruise. Il a été conservé accompagné d'une lettre relatant les circonstances de sa découverte. Oublié au sein d'un fatras de reliques familiales, il réapparaît, après soixante-quinze ans d'occultation, dans la villégiature bas-normande d'une petite-fille moins prude que sa grand-mère. Elle a bien voulu nous confier cette archive aux fins d'en déclarer la teneur.       

Les feuillets d'un papier de bonne qualité, légèrement roussis sur les marges gauches, sont couverts recto-verso de l'écriture violette, sans fioritures, d'un lettré habitué à prendre des notes rapidement. Le manuscrit rédigé au stylo-plume est signé de la main de son auteur. Nous n'y décelons aucun indice qui permette de douter de son authenticité. Le texte contenant des révélations hardies sur la sexualité du docteur Watson, et l'auteur étant habituellement d'une pudeur extrême quant à ces questions, nous pensons qu'il n’était pas destiné à la publication. La promesse faite aux Lilliputiens semble confirmer cette hypothèse, l'adresse au lecteur n'étant qu'un procédé littéraire ou un tic d'écriture difficile à perdre. Nous pouvons alors nous demander à juste titre pourquoi aura-t-il tenu malgré tout à coucher sur le papier cette aventure qui devait rester secrète ?        

Le texte est tardif dans l'œuvre du célèbre biographe, comme le prouve le "voilà tant d'années maintenant" ainsi que sa surprise toute relative quant à la découverte du dirigeable. On le perçoit nettement, les Zeppelins de la Première Guerre mondiale sont passés par là. Le bon docteur, au crépuscule de sa vie, aura voulu se pencher encore une fois sur son mythique passé, mais la liste des aventures non racontées se réduisant comme une peau de chagrin, il se sera rabattu sur cette affaire frappée d'interdit. Si l'on veut bien considérer qu'il s'agit de l'une des dernières à avoir été écrites, ceci nous emmène au-delà de 1926.  

Hormis la précision du mois de mars, les événements décrits ne sont pas datés. Mais nous pouvons supposer, en nous basant sur la chronologie établie par W. S. Baring-Gould, qu'ils se situent dans une fourchette allant d'octobre 1886 à septembre 1888 : Watson y est encore un "vieux garçon", alors qu'a déjà eu lieu l'affaire de la deuxième tache, au cours de laquelle un premier ministre emprunta l’escalier du 221B. L'examen des bulletins météorologiques de l'époque, comparés au temps mitigé et changeant décrit dans cette aventure partiellement obscurcie par le smog, ne nous permet pas de trancher entre fin mars 1887 et fin mars 1888. 

Il n'est pas impossible que nous soyons là en présence du cas non relaté du Matilda Briggs et du rat géant de Sumatra. S'il existe effectivement plusieurs variétés de très gros rats à Sumatra, il nous intéressera beaucoup plus de considérer que la mythique Lilliput est censée se trouver au sud-ouest de cette île. De plus, le terme "géant" fait irrésistiblement penser à la condition de Gulliver parmi les Lilliputiens. Mais nous devrons entreprendre des recherches supplémentaires pour décoder le navire Matilda Briggs qui pourrait bien se transformer en la femme Matilda Hudson, née Gulliver, avant de pouvoir affirmer que Watson aura glissé cette allusion dans le canon holmésien, ne pouvant parler explicitement de cette affaire.    

Face à cette incroyable histoire d'êtres humains minuscules contredisant toutes les théories évolutionnistes, ce qui est d’ailleurs évoqué dans le texte lui-même, nous ne pouvons que rester perplexe. N'ayant pas retrouvé trace de documents à la British Library confirmant ces allégations, n'ayant pas lieu non plus de douter de l'entier caractère fictif de l'œuvre de Swift, et la communauté scientifique ne s'étant toujours pas aperçue d'une quelconque anomalie électromagnétique au large de la Tasmanie et au sud-ouest de Sumatra, nous n'avons que le témoignage du docteur Watson comme point de départ. Ce qui ne suffira pas comme argument pour financer une expédition scientifique dans les eaux de l'océan Indien recelant encore quelque mystère, nous en sommes convaincu. 

Mais cela n'infirme en rien la valeur de ce manuscrit. Compte tenu de la rareté des documents sur le comportement sexuel et sur les pratiques afférentes des Anglais de l'époque victorienne, les confessions du docteur Watson sont les bienvenues. Elles méritent de figurer sans rougir parmi les ouvrages de référence, et ne devraient pas, à leur modeste façon, déparer sur les rayonnages spécialisés, au côté des onze volumes de Ma vie secrète.