samedi 27 août 2011

Écrire encore

Merde. Les vacances sont finies. Merde. Plus le temps d'écrire des trucs pour ce blog. Merde. Enfin si, peut-être, j'essaierai. Merde. Je vais m'en sortir. Merde. Refourguer des vieux machins déjà publiés ailleurs. Merde. Il y a longtemps, sur un site d'informations musicales. Merde. Le truc est inactif depuis des années. Merde. Ça fait mal. Merde. Pas envie de laisser mes textes enterrés là-dedans. Merde. Je les veux en vitrine dans ma propre boutique. Merde. Ça ne saigne pas. Merde. En profiter pour les revoir et les corriger. Merde. Une bonne fessée, ça ne peut pas leur faire de mal. Merde. Nouvelle édition améliorée, je m'y mets dès que possible. Merde. Ça gonfle et c'est tout rouge. Merde. Mon doigt, mon doigt comme le texte. Merde. Trop maladroit pour tendre un piège à rats. Merde. Trop mal au doigt, je ne vais pas taper avec celui-là. Merde. Je ne suis pas marteau, je suis snob. Merde. Un doigt en l'air pour prendre le T avec les autres et prendre l'R, un coup dans l'L, un coup dans le Q, je prends l'O, je suis un K, je lance le D, je fais un P, j'M.

Le cor

L’homme préhistorique avait des cors aux pieds mais à part en souffrir ne savait qu’en faire. La douleur se faisait horriblement présente pendant les longues périodes de digestion où l’esprit n’a rien d’autre à se mettre sous la dent. Pendant une de ces journées d’estomac distendu, lendemain de chasse au mammouth fructueuse, il eut l’idée de souffler dessus afin d’en atténuer le mal. À défaut de polaroid, l’art pariétal est bien faible pour rendre l’effet de surprise qui transfigura la trogne du Cro-Magnon quand un son puissant et mélodieux jaillit de ses durillons.
La formidable faculté d’apprentissage de l’être humain fit que quelques années plus tard, de la Dordogne à la Pologne, tout le monde passait son temps libre à se souffler dans les arpions. Cette activité assez contraignante pour la colonne vertébrale développa des cyphoses à l’ensemble de la maigre population d’alors, fixant pour l’éternité le célèbre profil voûté de l’homme des cavernes. On avait bien remarqué que la belle et franche sonorité qui émanait des cors aurait pu servir à rabattre le gibier et à envoyer des signaux mais ce n’était pas pratique de s'arrêter en pleine course, de lever le pied lors de la poursuite d’un bifteck. Jouer du cor resta donc longtemps une distraction de campement où les tibias à bec et les fémurs traversiers accompagnaient les gammes jouées sur le registre des dix orteils, préfigurant la flûte de Pan. C’était une époque où l’on savait prendre son pied en musique.
Mais vint le temps où les techniques d’affûtage des silex furent suffisamment perfectionnées pour qu’on envisageât de désolidariser chirurgicalement les cors de leurs supports pédestres. Des scalpels rudimentaires furent mis au point et l’on trancha dans le vif du sujet. Cependant, nombreux furent dans les deux camps ceux qui choisirent de rester solidaires, ne supportant pas la douleur de la séparation. Les autres s'attachant moins, à peine séparés des pieds des chasseurs et poussant de longues plaintes mélancoliques, changèrent de forme, s’allongèrent et se courbèrent, prenant à leur charge les cyphoses maudites pendant que l’humanité excoriée se redressait. Enthousiasmés par ces nouveaux instruments, les hommes les emportèrent en expédition cynégétique : le cor de chasse était né. 
Bien des millénaires plus tard, alors que l’origine des cors était complètement oubliée et que se répandaient des contrefaçons en corne, en bois et en cuivre, un pur se souvint et fut par sa mémoire retrouvée le responsable involontaire d’un massacre. Roland et sa troupe formaient l’arrière-garde de l’armée de Charlemagne qui rentrait d’Espagne. L’empereur avait imposé de cuisantes défaites aux Arabes et la soldatesque épuisée n’avait qu’une hâte : réintégrer le plus rapidement possible les casernements d’Aix-la-Chapelle, capitale franque de l’époque. Selon toutes probabilités, Roland n’aurait jamais dû emprunter le défilé fatal de Roncevaux. Le gros de l’armée avait pris un chemin différent et il n’y avait aucune raison de ne pas les suivre. Mais consultant le parchemin couvert d’encre grossière qui faisait office de carte d’état-major en ces temps barbares, le valeureux héros en offrit une vue plongeante au cor suspendu à son plastron. Celui-ci tomba par hasard sur une insignifiante moucheture indiquant le village de Saint-Jean-Pied-de-Port. Ce nom agissant comme agira un millier d’années plus tard la madeleine chez Proust, fit rejaillir à l’esprit de l’instrument les origines de son espèce, car les cors, bien avant de hanter les pieds des hommes, avaient fréquenté ceux des porcs. Son ignorance crasse des subtilités de l’orthographe, en un temps où l’écrit était plus à la pointe du progrès qu’à celle du crayon, fit beaucoup pour cette remembrance.
Dès lors, le cor n’eut de cesse de tarabuster Roland afin que l’on déviât de l’itinéraire prévu. Il souhaitait se rendre au cœur de ce village afin que sa mémoire y put travailler dans des conditions optima, sans doute restait-il des zones d’ombre dans ce phénomène de réminiscence. Mais le neveu de Charlemagne ne l’entendait pas de cette oreille et il dut se faire prier longuement avant de céder, épuisé par le tapage du cor. Celui-ci poussait de longs et insupportables beuglements qui firent craindre à la troupe que l’instrument fût ensorcelé, le diable au cor était chose possible.
On s’engagea donc à contrecœur dans le défilé de Roncevaux qui conduisait à Saint-Jean-Pied-de-Port, c’était un canyon aux parois abruptes dont les sommets peu rassurants pouvaient dissimuler toutes sortes d’ennemis. Lorsqu’il vit débouler la meute d’agresseurs féroces vêtus de peaux de biques et coiffés de noirs bérets, Roland furieux, comprit un peu tard qu’il n’aurait jamais dû céder aux jérémiades du cor. Les Francs n’avaient aucune chance de s’en sortir face à ces Basques bondissants parmi les rochers en poussant des cris qui leur mettaient les nerfs en pelote. Des volées de javelots et de palankak surgis des hauteurs eurent tôt fait d’exterminer le gros de la troupe, transformant le moindre soldat en zikiro. Les derniers survivants furent massacrés à coups de haches et les têtes tranchées projetées contre la muraille rebondissaient en un jeu cruel vers les étranges gants d’osiers dont étaient affublés certains ennemis, comme des paniers au bout des bras.
Après s’être vaillamment défendu, Roland tomba mort à son tour, le flanc éventré, et un grand silence ne se fit pas parmi le champ de bataille, eh ben non ! Les Euskaldunak, chacun enivré de grandes rasades de vin clairet dispensées à la zurrust depuis le goulot de sa zahato, commençaient à détrousser les cadavres quand leurs rapines furent interrompues par une puissante sonnerie funèbre qui résonna dans toutes les Pyrénées. C’était le cor repentant qui jouait la curée parmi les entrailles du héros carolingien, désolé de ce massacre et désappointé de ne pouvoir rallier Saint-Jean-Pied-de-Port. Les pillards épouvantés s’enfuirent comme des écoliers chapardeurs par les cols buissonniers, abandonnant là leur sac, leurs goûters et l’instrument.
Ce que racontent les manuels d’Histoire est erroné, il n’y eut ni trahison, ni abandon, ni appel à l’aide, juste un grand cri de désarroi qui atteste que toute erreur est irrémédiable, que tout repentir est obsolète. Le temps passa suivant son habitude, déformant les faits et créant les légendes. Les cors connurent diverses fortunes, se serrant les coudes, développant ce fameux esprit de cor qui leur valut de survivre  dans les moments difficiles.
Diverses persécutions entravaient régulièrement la bonne humeur des cors. Trop d’entre d’eux finissaient écrasés parce que de fiers aristocrates, plutôt que s’écarter, préféraient qu’on leur passât sur le cor. Combien furent kidnappés par l’empressement de pingres châtelaines, lors de guets-apens, à offrir leur cor à la place de leurs bijoux. Depuis la plus haute antiquité, de cruels savants étudiaient la chute des cors en les précipitant depuis tous sommets : falaises, phares, clochers, minarets, donjons, balcons, la liste est longue sans compter les puits profonds qui ne sont pas à classer parmi les hauteurs. Des variantes de ce supplice égayaient davantage les bourreaux que les victimes et nous conviendrons sans peine que périr noyé dans la baignoire d’Archimède n’offrait aucune compensation. D’écœurants eurêka s’élevaient en surplomb des charniers de cors, véritables fosses d’orchestre à la gloire de la science maudite.
Cela ne pouvait plus durer, il fallait agir. En 1687, une délégation de victimes se réunit en cors constitués et soupesa la gravité du problème. On décida d’intimider la communauté scientifique en exécutant l’un d’entre d’eux pour l’exemple. Pour accomplir cette mission un cor franc fut désigné. Ce commando à lui tout seul fut chargé d’assassiner Isaac Newton, savant d’alors qui se faisait un peu lourd à force d’étudier la gravitation. Le tueur, aguerri à toutes les techniques de combats, avait l’intention de lui dégainer sa rengaine, lui jouer un air mortel de Didier Barbelivien. Ce compositeur en vogue à la Cour avait fait périr d’ennui bien des assemblées. Le sieur Newton fut repéré sommeillant sous un pommier. Le cor, afin d’être stratégiquement placé à hauteur d’oreille, entreprit l’escalade de l’arbre quand, par inadvertance, il fit tomber une pomme sur la tête de l’homme endormi. Se sentant trahi par le funeste fruit, l’assassin déconfit fila à l’anglaise à travers la campagne éponyme. Le cor honteux rendait compte de son échec, craignant pour la suite de sa carrière de tueur, quand il s’aperçut des mines réjouies de son tribunal. À sa grande surprise, on le décora. Tout était réglé, le problème était définitivement résolu. Jamais plus on ne chercherait quoi que ce soit dans la chute des cors car on avait enfin trouvé. Grâce à la dégringolade d’une pomme, Isaac Newton venait de découvrir les lois de l’attraction universelle. Bien des amours compliquées étaient enfin éclaircies puisqu’on savait maintenant que les cors s’attirent en raison inverse du carré de leur distance. 
Le XIXème siècle fut une période âpre où les cors durent rester cachés en butte à un puritanisme bourgeois issu de la Révolution. Après les grandes sonneries du XVIIIème, cet instrument fut bâillonné et seuls de timides couacs se firent entendre au fonds des maisons closes. Bien sûr, le siècle libertin avait un peu abusé dans l’autre sens, souvenez-vous des excès de ce Sade qui démantibulait les cors au point d’en faire de pâles et obscurs prototypes de robinetterie masochistes, hurlants en sa faveur.
L’ère industrielle permit la fabrication de chaussures à moindre coût, on ne vit plus de pieds nus dans la rue et l’invention de la charentaise contribua à diminuer de façon notable la population durillonnaire. D’autres innovations accélérèrent le génocide telles que la chaussure distinguant le pied droit du gauche ou la création d’une échelle précise de pointures interdisant à tout jamais les aberrations du style 42 fillette. Ramollis par le luxe, l’espèce des cors dégénéra et seuls les plus endurcis survécurent. Un certain nombre perdirent pied en s’acoquinant avec les diverses contrefaçons qu’ils avaient toujours haïes. C’était une solution pour ne pas toucher le fond. On vit de véritables durillons en excroissance de peau convoler en justes noces avec des clairons astiqués, voire avec des cors anglais. La pureté de la race s’en trouva sérieusement compromise et ne s’en remit jamais.
Cette dissimulation doublée d’une assimilation  perdura bien au-delà du siècle cachottier et il fallut attendre Mai 1968 et la sandale hippie pour que la libération des cors soit pleine et entière. Électrifié dans les années 1880 par le maladroit Harold P. Brown qui cherchait plutôt à l’électrocuter qu’autre chose, le cor électrique ne connut son heure de gloire qu’à l’avènement du rock. On vit surgir à cette période des virtuoses tel ce Jimi Hendrix qui renouvela totalement le registre de l’instrument en le maltraitant jusqu’au limites de l’audible, sans toutefois aller aussi loin que le divin marquis. À leurs  cors défendant, il faut quand même signaler que ces musiciens prenaient la pilule, prescrite en de planantes pharmacopées, ce qui leur permettait de se donner à fond sur leur instrument sans risquer de fausses notes qui auraient engrossé la médiocrité.
Aujourd’hui, l’ambiance est un peu retombée et le cor a tendance à se cantonner dans des créneaux bien précis comme la sonorisation des plages, des films pornos et des cabinets de pédicures. Mais bien que le sable soit chaud, c’est surtout dans les deux autres qu’on lime. Le virus acide et corrosif de la muzak, un syndrome d’inspiration déficitaire acquis, donne au plus rutilant des instruments un coup de vieux, un air de vert-de-gris, une patine ratée. Cette maladie musicalement transmissible fait des ravages en s’attaquant au métal des cuivres et il devient risqué de les sortir de leur étui même enduit d’une bonne dose de Mirror.  De quoi nous faire oublier à nouveau que le cor, ça vient du pied et que ça doit rester le pied.
Tout ce que vous venez de lire est évidemment de l’Histoire avec une grande hache et des pétards, du bruit et de la fureur, de l'apogée et du déclin. Loin de moi l’idée de douter de ces épopées mais il faut bien reconnaître qu’entre les pics venteux et enneigés de la postérité, il existe de calmes vallées où l’existence se déroule paisiblement sans autres incidents plus graves qu’une gorge enrouée quand vient l’hiver, qu’un verre d’orangeade renversé quand revient l’été. Je connais personnellement un petit cor de chasse qui n’a jamais été pistonné, bien qu’il ait trouvé l’harmonie. L’individu ne fait guère de bruit, retiré dans un coquet pavillon à l’embouchure d'un de nos grands fleuves. Quand le temps est au beau, il sort de sa maisonnette pour une promenade vers l’estuaire et toute l’expérience de sa vie est contenue entre ces deux points : de l’embouchure au pavillon, une brise de mer, le souffle serein et régulier de l’existence…

Notes :
-Aucun cor n'a été maltraité pendant la rédaction de ce texte. Ils ont été correctement frottés et astiqués avec des produits certifiés biologiques et je suis toujours resté poli avec eux. Ils ont bénéficié d'une assistance médicale permanente, d'une permanence syndicale et de permanentes effectuées par un coiffeur en permanence sur le clavier jusqu'au bouclage du texte.
-Au troisième paragraphe, la répétition des furent n'est pas maladroite, elle est volontaire. Il s'agit de poser le décor d'un film américain d'aventures préhistoriques avec beaucoup de furs. Je me débrouille comme je peux, je n'ai pas les moyens de Spielberg.
-L'utilisation exagérée de vocabulaire basque à un certain passage pourra agacer le lecteur. Mais je sens un fantôme attaché à mes basques et je ne souhaite pas le contrarier une fois de plus. Ayant repris le travail, il n'est pas aussi facile pour moi de protéger Francis que pendant les vacances.
-Il n'y a pas de couleur verte dans ce message. Il n'y a aucune raison pour qu'il y en ait.

lundi 22 août 2011

Surveiller les vieux fantômes

J'étais au grenier, cherchant de vieux ennuis connus et répertoriés que je conservais dans des cartons soigneusement classés et étiquetés afin d'exercer ma propension à la zemblanité. Tout se déroulait à merveille selon mes funestes plans, je me dirigeais droit sur l'autoroute des emmerdements quand mon regard se porta du coin de l’œil gauche, vision périphérique, vers un vieux bouquin posé sur le bord d'une caisse. Abandonnant lâchement mes plans de guerre contre le bonheur, je bifurquai vers cet objet intriguant. Je traite les livres comme des partenaires et ne suis pas du genre sadique à les séquestrer au grenier, il était donc impensable que j'eusse abandonné là une ancienne conquête. Je me saisis de ce mystère relié et soufflai sur la couverture pour en chasser la poussière. Un titre apparut : The Royal Cookery Book. Je possède peu de livres de cuisine, seulement quelques ouvrages ayant des prétentions littéraires comme le dictionnaire posthume d'Alexandre Dumas et La cuisine cannibale de Roland Topor. Leurs recettes sont trop difficiles à réaliser mais j'aime bien les lire. Ce bouquin ne faisait pas partie de ma bibliothèque sinon il aurait été dans ma chambre, au pire à la cuisine. De plus, il était écrit en anglais et je n'aime pas les livres écrits en anglais, j'en suis bien aise, car si je les aimais, j'en lirais et je ne puis pas les traduire, en fait c'est pour cette raison que je ne les aime pas. Je tiens toutefois à préciser que j'adore les épinards et les livres traduits en français depuis n'importe quelle langue. J'adore les langues étrangères mais cela m'épuise, ma langueur ne tient pas la longueur. J'ai ouvert ce livre, il n'y avait rien à voir, 599 pages blanches numérotées. S'agissait-il d'un gag conceptuel sur les recettes de blanc de poulet, de poule au blanc, de sauce blanche, de blanc-manger ? Un examen plus approfondi me révéla trois pages manuscrites qui m'avaient d'abord échappées en le feuilletant rapidement. Quelqu'un avait couché sa belle écriture dans la langue de Shakespeare à partir de la page 255 pour s'arrêter peu après, utilisant le livre vierge comme un cahier. Il n'y avait aucune signature. Était-ce un fragment de journal intime ? Pourquoi n'avait-il pas commencé à la première page ? Et qu'est-ce que ça fichait dans mon grenier ? La curiosité m'incita à traduire ce truc, j'avais le temps de prendre mon temps sur trois petites pages de rien du tout, j'étais en vacances et je le suis encore en ce moment. Voici le résultat :

Je sens en moi suffisamment de recul pour que soit venu le temps de prendre la plume, j'entreprends donc la narration d’une aventure singulière qui m’est arrivée il y a quelques années. Je ne l’ai jamais racontée à un étranger de crainte d'être pris pour un affabulateur en dehors du village où je vis, seul endroit à admettre sans discuter cette histoire irrecevable pour le reste du monde.
Le gros de l'affaire se déroula un soir de novembre 1872 après que j'eus hérité d’un manoir poussiéreux situé aux abords d’un petit village à l'écart de Manchester dont je ne veux pas vous rappeler le nom. Cette habitation sinistre et branlante était tout ce que me laissait un vieil oncle mort dans l’oubli. C’était une grande bâtisse à l'aspect peu engageant et bordée d'un petit mur de pierres bancales qui rappelait la dentition d’un squelette. J’avais essayé de me débarrasser de cet héritage encombrant, mais personne ne se proposa de me la racheter. Aussi quand ma maison de Londres fut détruite par un incendie au début du mois de septembre, je décidai de m'installer quelque temps dans cette nouvelle demeure providentielle et en profiter pour voir si je pouvais entreprendre quelques travaux qui la rendraient plus présentable aux yeux d'éventuels acquéreurs. 
Une fois emménagé, je commençais à prendre mes habitudes quand je m’aperçus que des aliments disparaissaient du garde-manger. Au début je pensai à des chapardages de gamins qui se seraient introduits chez moi et ne voulus pas faire d'histoires pour quelques malheureuses conserves de rollmops et de pickles qui constituaient la presque totalité de mes maigres réserves de mangeur solitaire et frugal. Après avoir établi un minimum de relations amicales avec certains habitants du village, je découvris que les gens d’ici ne mangeaient pas le soir, ce qui me parut pour le moins curieux. Ils sautaient le repas et allaient se coucher le ventre vide, c'est pourquoi je rencontrais peu de personnes corpulentes au cours de mes promenades, à part les gens de passage comme moi. J’essayai d’inviter à dîner quelques-unes de mes nouvelles connaissances, elles refusèrent impoliment en me traitant de personne déraisonnable et imprudente, ce qui acheva de m'intriguer. Lorsque je tentais d’en savoir plus, les villageois me fuyaient la tête basse et le regard sournois, suivis de leurs minces silhouettes en fil de fer que le bas soleil de novembre, entre deux averses, dessinait sur le pavé humide et les chemins encaissés.
Le fameux soir, je dînais tard dans la vaste cuisine d'un repas copieux pour une fois. J'étais en effet frustré des refus répétés à venir partager ma table vespérale et pris d'une soudaine envie de festoyer, je m'étais procuré dans l'après-midi déjà bien avancée chez différents commerçants du village les denrées nécessaires à la confection d'un festin qui m'avait occupé quatre bonnes heures, retardant d'autant mon passage à table. J'avais remarqué une chose bizarre en faisant mes courses. Dans les boutiques où je m'étais fourni, aussi bien à la boucherie qu'à l'épicerie et à la crémerie, partout derrière les comptoirs où je posai ma bourse de client, se répétait le même décor obsessionnel. Toute la marchandise était rangée, emprisonnée, protégée par des châssis finement grillagés et pourvus d'imposants cadenas comme si on craignait une invasion de mouches capables d'ouvrir les portes, événement pourtant improbable à la fin novembre. De plus, ce surcroît de précautions bien inutiles ne s'appliquait pas seulement aux viandes, au beurre et au fromage. Même les boîtes de thé et les différents bocaux hermétiquement scellés avaient droit à ce régime carcéral.
Alors que je commençai à déguster ma soupe à la tortue que j'avais bien poivrée, je n'ai pas le palais délicat d'une fillette, la bonne bouteille de bière que je me réservais pour la suite se renversa sans aucune raison, roula jusqu'au bord de la table et se fracassa sur le carrelage. Complètement ahuri, je vis dans la foulée mon assiette se mettre à voler et s’élever dans les airs. Le potage, ayant quitté son récipient de porcelaine, voltigeait en gouttelettes sous le plafond, bientôt suivi par le reste de mon repas. Les petits pois tournoyaient comme des satellites autour du gigot à la menthe qui s'était précipité hors du four. C’était un carrousel endiablé de viande et de légumes, sans compter le morceau d'excellent cheshire qui apparaissait et disparaissait derrière le lustre en sprintant avec la tranche de plum-cake. Je tombai à la renverse, éjecté de ma chaise par un soubresaut bien compréhensible et continuai de contempler depuis le sol ce spectacle insolite. Je ne comprenais rien à ces déplacements mystérieux et cela me rendait fou de curiosité. Puis soudain, le repas entier s’immobilisa, les différents éléments s'organisèrent comme une troupe militaire qui s'apprête à défiler bien en rang, avant de partir d’un coup brusque, filant comme une balle de fusil vers le haut de l’escalier où se tenait un fantôme pâle et transparent. Il avait l’apparence d’un petit garçon de huit ans habillé à la mode de jadis, avec un habit brodé, des bas et des souliers à boucles. Cette apparition me fit dresser les cheveux sur la tête, plus de surprise que de peur car il n'avait pas l'air menaçant. Une infinie tristesse barrait son visage et des larmes aussi translucides que le reste de son corps lui coulaient des yeux, irriguant ses joues blafardes. Après m’avoir observé de son regard peiné, il se retourna en entraînant à sa suite tous les aliments en lévitation et disparut brusquement derrière la porte vermoulue du grenier.
À peine remis de ma chute, je grimpai prudemment l’escalier et découvrit sur la dernière marche un vieux bout de papier là où le fantôme se tenait auparavant, vestige d'une vieille page de l'Illustrated London News mangée par les rats qui relatait la mort tragique d’un enfant en 1666. Ses parents criminels l’avaient enfermé au grenier à la suite d’une grave bêtise et l’avaient laissé mourir de faim. Déchiffrant les passages où l'encre et la moisissure se confondaient, je fus stupéfait quand je compris que le drame s'était joué dans cette maison. Je réalisai que si je n’agissais pas immédiatement, je n’aurais pas le culot de le faire plus tard et ma demeure resterait hantée à jamais.
Prenant mon courage à deux mains, je pénétrai dans le grenier à la recherche de ce petit fantôme. L’odeur était déplaisante, mon repas gâché avait rejoint des reliefs plus anciens qui pourrissaient sur le vieux parquet, probablement acheminés depuis des cuisines insuffisamment protégées ou volatilisés sur le pouce d'un voisin ayant surmonté sa peur à cause d'un estomac gargouillant. Et dire que je n'avais rien senti depuis l'étage en dessous, il est vrai que je n'ai jamais eu le nez très fin. Je compris alors que l’enfant souffrait d’une malédiction : étant mort, il ne pouvait plus se nourrir mais était obsédé par l'existence des tables bien garnies et des placards regorgeant de victuailles dont il ne savait que faire, une fois dérobées, avec sa bouche évanescente et ses dents immatérielles. Il me vint soudainement une idée pour qu’il nous laisse définitivement tranquilles, moi et les habitants de ce village qui n’osaient plus dîner par crainte de voir leur repas s’envoler.
Je descendis rapidement à la cuisine et en rapportai mon livre de recettes des frères Gouffé. Surmontant une répulsion bien naturelle, j’appelai timidement le spectre de l’enfant mort en lui tendant l'ouvrage bien ouvert. Le petit fantôme surgit de l'ombre d'une poutre, revenant de l’au-delà ou plus simplement du toit, je ne sais. Il s’approcha de moi et examina les gravures représentant de délicieux plats français. Je tremblais en tenant le livre et j’eus peur qu’il n’arrivât pas à bien regarder. Mais je m’inquiétais pour rien, ses larmes séchèrent et son regard s’illumina tandis que les images et les caractères d’imprimerie se décollaient doucement sans que le papier suivît. C’était très déconcertant de voir ces lettres et ces dessins immatériels flotter comme de la fumée et s’éloigner à la suite de l’enfant maudit. A l’instant précis où j’allais céder à une sorte de confusion mentale, il se volatilisa emportant avec lui l’âme du livre.
Je me retrouvai seul dans le grenier, soulagé et épuisé par tant d’émotions. Mon plan avait fonctionné à merveille, le fantôme affamé avait enfin trouvé une nourriture aussi spirituelle que lui. Il me laisserait désormais en paix, ainsi que les villageois. La nourriture avariée avait totalement disparu du plancher, mettant fin à une malédiction vieille de deux siècles et mon livre de cuisine était devenu aussi vierge qu’un agenda tout neuf. C’est sur ses pages blanches que je termine à l’instant mon récit dans cette maison même où j'ai décidé de rester, cette habitation témoin de ma victoire sur les forces du mal.

La lecture de ce texte m'a fichu la trouille, une peur qui s'est ancrée petit à petit au creux de mon ventre, au fur et à mesure que je traduisais, découvrant peu à peu l'histoire. J'avais moi-même brisé une malédiction la semaine dernière, sauvant  mon éponge des travaux forcés. Mais je me méfiais des représailles et voilà que quelqu'un ou quelque chose venait de déposer dans mon grenier le témoignage d'un héros de ma trempe, contournant le système d'alarme fraîchement installé. Il me semblait logique de prendre ceci comme un avertissement me signifiant qu'il était encore temps de remettre Francis l'éponge au turbin et au bain turc, ce qui la faisait suer et moi aussi. Nous étions décidés à résister et à défendre chèrement ma peau et son ectoderme.
Nous commençâmes une enquête pour organiser au mieux notre défense. Y avait-il dans le manuscrit des indices propres à nous orienter sur une piste ? Francis, qui tenait à ce que je l'appelle ainsi et qui possédait une érudition livresque acquise je me demande bien comment, me fit remarquer que dans le texte on trouvait un clin d'oeil à Cervantès aussi voyant qu'un moulin à vent battant des ailes et deux allusions à Lewis Carroll dont une très furtive et l'autre assez tordue. D'autre part, il établit un lien suspect entre l'incendie de la maison londonienne du manuscripteur et le Grand incendie de Londres de 1666. Même période de l'année dans les deux cas, ce qui ne nous menait nulle part. Pour ma part, je fis des recherches sur le net, récupérant la plus grande partie du contenu envolé de ce fichu livre de cuisine que je mets à disposition ici. J'y découvris pourquoi le manuscrit, qui contient un demi-mensonge, commençait à la page 255 en m'éclairant du même coup sur l'allusion tordue à Lewis Carroll. Mais ça ne nous menait pas plus loin. L'enquête stagnait et aucune nouvelle intrusion ne s'est produite jusqu'à présent. Par sécurité, j'ai disposé au grenier des pièges à rats et aussi des pièges à taupes. Cela peut sembler incongru mais lorsqu'on ignore tout de l'ennemi, il faut tout imaginer. 

mercredi 17 août 2011

L'ouvrir

Pour ne pas ranimer un vieux débat houleux (houlala !) entre la mulier sapiens et le vir sapiens, nous dirons dans un souci d'apaisement que tout homo sapiens en général rêve d'avoir le dernier mot. Mais le premier mot ne fut certes pas prononcé dans le but d'en avoir le dernier, nul besoin de clouer le bec au ptérodactyle, il n'existait plus depuis très très longtemps. C'est plutôt l'homme qui fut un drôle d'oiseau s'essayant à des vocalises parmi les herbes folles de la savane, énervé à l'idée de ne pousser encore une fois qu'un grognement simiesque tout juste bon à le faire regrimper au cocotier. Enfin, par un beau matin à l'aube de l'humanité moderne avec cuisine intégrée, le miracle s'accomplit dans la caverne tapissée de ganglions où nichait le larynx, animal possédant plus d'une corde à son arc. Maillon primordial d'un gigantesque enchaînement qui aboutira des dizaines de milliers d'années plus tard au dépassement de forfait, le premier mot fut, mais quel fut-il ? Grave ou futile ?
Émettons quelques hypothèses :
- Maman ! : Bien qu'il soit de circonstance d'évoquer la génitrice quand il y a naissance, est-ce qu'un pionnier découvrant de nouvelles terres appelle sa mère au secours ? Lui qui a su si bien s'éloigner du berceau, poussé par un souffle de chacal, traversant un océan de silence à peine ponctué de quelques îles aux rots peu accueillants. C'est improbable.
- Merde ! : Au même instant où le mot lui venait à la bouche, à l'autre bout du système digestif débarquait sans prévenir la chose signifiée qui recevait du coup son nom de baptême, résultat d'un copieux repas de viande avariée, la copie signifiante créant un effet de symétrie comme les affecte tant la nature. Voilà que sans voyager l'homme se découvrait incontinent.
- Aïe ! : Effectivement, cela fit très mal d'expulser un concept tout neuf et bien anguleux (notez la pointe acérée du A majuscule) au sortir d'une longue nuit de constipation vocale. Compte tenu que ça représentait un travail important de nommer tous les déchets qui trainaient à proximité du campement, on organisa un tri sélectif dans le champ lexical de l'ordure ménagère.
- Bordel ! : Y avait-il des cavernes closes en ce temps-là ? De l'amour tarifé sans monnaie, un truc qu'on troquait quand venait la trique tout à trac au retour du trek ? Des Vénus à la fourrure abondante, des Manon Lascaux offrant un cul contre une cuisse, une gâterie contre des restes ? Mystère ?
- Sérendipité ! : Bien que ce concept soit très sollicité en ce moment, nous pensons que l'homme préhistorique en a fait l’expérience beaucoup plus souvent que nous aujourd'hui. En cherchant ses pantoufles, il a découvert le feu, pour ne citer qu'un exemple parmi d'autres. De là à échafauder toute une théorie et lui donner un nom, le premier d'une longue liste surtout, il n'y a qu'un pas...infranchissable.
Arrêtons d'accélérer quelques aiguilles dans une centrifugeuse de foin, nous ne disposons pas des informations nécessaires à la résolution de cette énigme. Nous ne saurons jamais. À moins que le dernier râle articulé du dernier spécimen de notre espèce et ce mystérieux premier vocable soient identiques, toujours par cet effet de symétrie qui fait que le poids des mots sur la balance du temps équilibre parfaitement les deux plateaux que sont le passé et le futur, l'aiguille pointant sur le présent. Sachant qu'un bon mot, ça peut toujours resservir, alors nous saurons enfin et aussitôt nous ne saurons plus rien.

dimanche 14 août 2011

Essorer le mauvais sort

Ce soir, je faisais la vaisselle de mon unique couvert dans l'évier, pêchant à la cuillère un petit morceau de gras de saumon qui surnageait dans le détergent, quand l'éponge que j'avais dans l'autre main m'adressa la parole. Elle n'en pouvait plus de se taire et souhaitait raconter l'histoire de sa vie, une vie très longue qui a commencé à se gâter aux premiers temps du christianisme.
Elle passa rapidement sur ses jeunes années de tranquillité sous-marine, havre de pétoncles et de tentacules, avant qu'un pêcheur importun l'arrachât de son rocher natal. Du paradis de Kalymnos, elle se trouva jetée dans l'enfer de Jérusalem où l'administration romaine avait besoin de ses services. Un certain Jésus était mourant sur la croix et avait soif. Le centurion, qui veillait au bon déroulement du supplice, lui tendit au bout d'une branche d'hysope une éponge imbibée de vinaigre. Le christ, qui avait une sainte horreur de la posca en guise de pause-café pendant les heures de travail de son agonie, regarda droit dans les trous l'effrontée qui le narguait tel un crâne monstrueux aux centaines d'orbites suintantes et lui asséna ces paroles : « Quand il s'agit de m'humilier dans la souffrance alors que je réclame seulement un peu d'eau fraîche et d'amour pour étancher ma soif, tu sais faire vinaigre, si j'ose dire ! C'est pourquoi tu te dépêcheras ainsi jusqu'à la fin des temps. Désormais, chaque fois que la boisson sera répandue, que pencheront trop le canthare et le kylix, tu te précipiteras pour éponger le vin renversé à la table des orgies dionysiaques. Tu t'acharneras sur les souillures de bière mal brassée à l'étal du marchand malhonnête, voleur des pauvres. N'aie crainte d'y prendre goût car tu te changeras les idées en léchant la sauce olivâtre et surie qui déborde des gamelles des légionnaires, des plats de lentilles qui ne valent même plus un droit d'aînesse. Puis tu goûteras à l'autre face du péché : après l'alcool et la bonne chère, la chair ! Le strigile va disparaître et tu le remplaceras en frottant énergiquement les aisselles et les entrejambes avec du savon – un nouveau truc de gaulois à base de suif errant –  et des onguents parfumés se mêlant à la vieille sueur. Tu absorberas les secrétions intimes coulant des intimités les plus secrètes. Tu séjourneras comme pessaire dans les conduits souillés de l'homme et de la femme. Tu nageras dans les baignoires des temps à venir aux eaux bleutées et moussantes se chargeant peu à peu de toute la crasse du monde. Tu contiendras le jus des plaies sur les champs de batailles, fruits pourris de la bêtise crasse. Tu feras la toilette des morts en rêvant d'être à leur place, que ton cauchemar enfin finisse. Tu torcheras les culs des riches avant l'invention du papier-monnaie. Tu lessiveras aussi les murs salpêtreux des palais ruinés avant d'éponger les dettes. Enfin, tu connaîtras les cauchemars aseptisés en te gorgeant d'eau de javel et de récurants ammoniaqués pour nettoyer les lavabos et assainir les cuvettes des futurs Atlantes microphobes au-delà des Colonnes d'Hercule. Après ce que tu viens de me faire, je ne peux vraiment pas passer l'éponge et c'est l'être humain qui te passera de mains en mains partout où il réclamera tes services, y compris sur le mélaminé et le stratifié qui apparaîtront dans deux mille ans car je te maudis pour l'éternité. En attendant, tu peux commencer à laver la Rolls, je monte au ciel en milieu d'après-midi. Fais gaffe à Miss Eleanor, la nana sur le bouchon du radiateur, c'est elle qui conduira ! ». 
Passer un savon à une éponge, au sens figuré comme au sens propre des thermes, c'était quelque chose. La pauvre a effectivement vécu tout ce que cet esprit vengeur lui avait promis, et bien plus encore. Normalement, elle aurait dû se déchiqueter au bout de quelques mois comme toutes ses copines, mais la malédiction l'a maintenue en parfait état jusqu'à maintenant. Deux millénaires et pas un accroc, je me disais bien que cette éponge n'était pas normale. On se la transmet dans la famille depuis des générations, aussi solide qu'une armoire en chêne et pratiquement sans autre entretien qu'un bon rinçage après chaque utilisation. Après avoir entendu le récit de son calvaire récurrent à l'infini, j'ai décidé d'arrêter toutes ces conneries, de mettre un panneau stop à ce carrefour précis de son chemin de croix. Je lui ai promis de la ranger bien sèche dans une planque au fond d'un placard afin qu'elle puisse enfin se reposer. Demain, je vais acheter des gratounettes et faire poser un système d'alarme. On ne va pas se laisser emmerder, mon éponge et moi, par le fantôme d'un rabbin mal luné. 

vendredi 12 août 2011

Diversifier le fait-divers

Un ami asiatique me racontait l'autre jour, dans son français de petit nègre, avoir assisté dans la rue à une scène comme il s'en passe parfois, anecdote navrante ou croustillante, c'est selon, pour peu qu'on se trouve là au bon moment et au bon endroit.
Une jolie femme se promenait accompagnée d'un homme qui transpirait beaucoup, cela se passait par une chaude journée dans le Midi de la France. Elle trébucha dans la rue, une rue d'Avignon. Un talon haut et instable en fut la cause, talon d'Achille en dépit d'une marche pourtant assurée. Dans sa chute, sa jupe se retroussa laissant voir de ces dessous qui prennent vite le dessus dans les rêves des hommes. Mais ce n'était pas là un problème pour elle parce qu'une chose bien plus grave lui arriva quand sa mâchoire rencontra le dur trottoir. Elle se cassa deux ou trois dents, il ne sait pas trop combien, il n'était pas dans sa bouche. Pour tout dire, il était dans sa bouche à lui, c'est son travail, il est égoutier. Le sang qui emplissait sa bouche à elle déborda sur le très beau rouge de ses lèvres. Le trop-plein dégoutta sur le pavé dégoûtant, pas loin de sa bouche à lui, formant une flaque qui se mit aussitôt  à s'oxyder au contact de l'air, s'obscurcissant plus tard vers un brun sale. Il apparut qu'elle s'était également tordu la cheville et éprouvait une difficulté certaine dans l'acte de se relever seule. Son connard de compagnon refusa dans un premier temps de lui venir en aide. Mon ami pensa qu'elle pensait que ça lui faisait plaisir de la voir comme ça, allongée dans le caniveau. Elle héla des passants qui continuèrent de passer, n'ayant jamais mieux porté leur nom que ce jour-là, soucieux d'éviter les embrouilles et les guets-apens. D'autres au contraire s'attroupèrent, inutiles, prenant la scène comme un spectacle, une animation de rue combinée par des comédiens du off, il est vrai que c'était pendant le Festival. Plus elle réclamait, plus ils applaudissaient, les innocents, et ils bissaient pendant que son sang pissait. La suppliciée supplia  presque l'homme que les gens croyaient bon acteur. Finalement, il accepta de lui prêter secours, tendant une main poisseuse de sueur. Ils se disputèrent ensuite sans se soucier des oreilles et des regards des passants spectateurs. Dans les insultes qu'elle crachait en même temps que des postillons sanglants, parmi les mots amputés des phonèmes qui exigeaient l'usage de dents disparues, il comprit qu'elle avait perdu quelques incisives du haut ainsi que l'homme très bas qu'elle injuriait. C'était son ancien mari. La suite de cette affaire, il ne la connait pas. Il ne s'est pas trop attardé là-dessus, vu qu'il avait pas mal de travail là-dessous.
Je vous ai raconté à mon tour ce que m'a raconté mon ami asiatique. C'est quelqu'un qui s'exprime de façon très laconique, alors il est possible que j'aie peut-être un peu enjolivé son histoire. J'aime broder les mots dans la phrase, jouer du crochet au coin de la page. En fait, je crois bien me souvenir qu'il m'a seulement dit ceci :
En Occident, un accident occitan excitant : occises dents, excédent s'oxydant, ex cédant, exsudant.

lundi 8 août 2011

Arguer que, plus jeune, j'ai largué le potager

(l'ogre et le végétarien)


D’emblée que les choses soient claires, j’ose le crier bien fort au risque d’être entendu par la police : je suis un auteur de roman criminel puisque j’écris pour tuer le temps et je vous garantis que la bête est coriace. À chaque coup de plume assassine, le futur plus en forme que jamais renaît des cendres du présent moribond. Le processus qui s’emballe comme un surgénérateur Phénix défectueux me fera tourner en bourrique. Chaque page écrite ne soutire au supplicié que quelques gouttes de sang s’écoulant comme les minutes d’un procès hypothétique, s’égrenant comme les perles rouges d’un chapelet à la circonférence infinie.
J’ai rencontré la victime un jour que je m’ennuyais à mort, c’est d’ailleurs comme ça que l’idée du meurtre m’est venue. Ne sachant que faire d’autre, j’observais la trotteuse de la pendule faire le tour du cadran en pensant qu’elle avait une vie toute tracée, exempte d’imprévus et qu’en conséquence son ennui devait être bien supérieur au mien. Tout à coup, je pris conscience d’une présence qui cherchait à s’immiscer entre les secondes, un peu comme un enfant joue à se jeter rapidement d’un côté ou de l’autre entre les retours de balançoire. Puis cela se précisa, l’entité prenant de plus en plus de place entre les secondes finit par les remplir et se mit à occuper tout le champ du temps, si bien que l’espace où il n’y avait rien la seconde d’avant, fut rempli à son tour.
Son visage d’abord m’apparut, Arcimboldo aurait pu en faire le portrait : le rostre triangulaire d’un cadran solaire pour figurer le nez, de rondes breloques dans le creux des orbites, les rides frontales vues comme les tracés parallèles d’un électrocardiogramme, la bouche pincée représentée par le synclinal d’un pli jurassique et les oreilles telles des campaniles où les trois cloches nommées Marteau, Enclume et Étrier rythment les heures. Puis le reste du corps émergea de je ne sais quel océan d’ombre, là-bas au fond du salon obscurci par un éclairage avare de ses photons. Le phénomène était enveloppé d’une cape rouge ne laissant rien voir de son anatomie qu’une main décharnée tenant une canne de bois noueux, ce qui limitait confortablement l’incertitude des supputations quant à son âge canonique. De surcroît, il semblait affligé d’une très légère claudication à la limite du perceptible que je m’aventurai à déceler, ayant probablement été percepteur dans une autre vie.
« Mais vous boitez ? » lui dis-je de but en blanc.
« À vous de voir, » me répondit-il, « la régularité de ma démarche est fonction de l’angle sous lequel vous me percevez. Regardez-moi bien en face, vous ennuyant de me voir passer et je vous paraîtrai lent et boiteux. Au contraire si, perdu dans vos activités frénétiques vous daignez me jeter un œil, je serai déjà en train de vous doubler par le côté et de mon profil vous ne verrez qu’une locomotive lancée à pleine allure et au train parfaitement régulier. »
Je lui dis qu’il tenait là des propos un peu trop trigonométriques pour ma modeste gouverne et l’invitai à me suivre au jardin pour une visite en règle de mon potager. Chose à laquelle n’échappait en ce temps-là ni le meilleur de mes amis, ni le pire de mes ennemis, fussent-ils représentants en encyclopédies et sachant que je détestais les représentants, ce qui est toujours le cas, mais que j’adorais les encyclopédies papier aujourd'hui menacées d'extinction comme les orang-outans contrairement aux représentants en plein développement et seulement menacés par l'orang-outan qu'ils découvrent sur le pas de ma porte.
« Auriez-vous l’impertinence de me donner des leçons de jardinage ? » plaisanta-t-il, « À moi, Saturne, qui enseigna l’agriculture aux premiers hommes. J’ai un ami qui, à force d’entendre raconter des salades, en est devenu végétarien. Méfiez-vous que cela ne m’arrive, j’aurais l’air fin ensuite pour dévorer mes enfants et Goya se retournerait dans sa tombe. »
« Soyez tranquille, » lui répondis-je, « je vous épargnerai l’éloge de mes laitues qui, malgré tout, mériteraient bien un dithyrambe… »
« Ah non ! » me coupa-t-il, « réservez le dithyrambe à Bacchus, ou à la limite si vous aviez quelques pieds de vigne… »
« En Normandie, il est difficile d’obtenir du beau raisin sans serre. »
« Je sais parfaitement que le Sancerre n’est pas du coin, pour qui me prenez-vous ? » 
Mon visiteur avait de l’humour malgré son air renfrogné. Nous passâmes à proximité des gros choux de Milan déjà bien pommés qui penchaient sur leur axe comme des paraboles de verdure grondante.
« Si les végétaux étaient doués d’animation, » lançai-je, « ceux-là vous mordraient la jambe sans se faire prier et seraient reconnus dans tout le pays comme les dobermans du potager. »
« Et feraient d’excellents cerbères à la porte des Enfers. Quiconque voudrait s’introduire chez mon fiston Pluton, ferait chou blanc. Ah, ah, ah !… »
J’avais peur que notre aimable badinage ne finisse en concours de calembours, aussi pressai-je le pas vers des légumes plus enclins à entraîner le vieux Saturne vers des considérations philosophiques. Les plants de tomates attachés à leurs poteaux de condamnés attendaient stoïquement que je prélève leurs fruits bientôt mûrs comme un grand prêtre aztèque arrache le cœur des poitrines ouvertes. Le soleil, satisfait de ces offrandes, daignera mûrir de nouveaux organes et les plants me fourniront de multiples fois ces tomates sanguines qui seront sacrifiées à leur tour sur l’autel de faïence de mon assiette, deux feuilles de salades et des rondelles d’œuf dur pour en contenir les épanchements.
« Notez » dis-je à mon visiteur intéressé, « que je prends soin d’éliminer à chaque ramification de la plante les gourmands qui, en bons époux adultères, filent à quarante-cinq degrés hors de l’angle droit du mariage et se refusent à me fournir une progéniture acceptable. »
« La comparaison est astucieuse » s’enflamma-t-il, « mais ma profession m’amène plutôt à voir dans un de ces plants un arbre généalogique de l’histoire de l’Univers où les gourmands seraient les ramifications bâtardes représentant les dérives uchroniques à éliminer d’urgence de la trame événementielle. »
Je lui signalai qu’au regard de certaines époques terribles, il y avait tout lieu de croire qu’il négligeait de temps à autre l’entretien de ses légumes. Il balaya ma remarque d’un revers de sa canne.
« Il est dangereux pour la plante tout entière de l’amputer d’une mauvaise branche trop développée qui a profité pendant que j’avais le dos tourné. C’est que, voyez-vous, je suis parfois très occupé et pour continuer ces charmantes analogies chrono-potagères, je vous dirai que sous la végétation fournie de mon carré de pommes de terres – et laissons là les tomates – la moindre mauvaise herbe peut être considérée comme l’équivalent de mille années d’obscurantisme médiéval ou bien comme la somme émotionnelle résultant de l’addition de toutes les haines générées par l’ensemble des combattants de la Guerre de Trente Ans. Vous comprendrez que, même en me surpassant, j’ai toutes les peines du monde à sarcler dans les temps et c’est ce qui fait la diversité extraordinaire de l’Histoire de ce monde. N’en déplaise aux marxistes, une fois la classe ouvrière au pouvoir, rien ne s’arrête. Le premier pied de chiendent qui m’échappe, tout redémarre et ces gens sont marteaux s’ils pensent qu’on arrache les mauvaises herbes à la faucille. Considérez-moi comme un prédateur qui, après son carnage régulateur, épargne suffisamment de ses proies pour ne pas perturber l’équilibre des espèces. Je suis une sorte de jardinier débonnaire qui sait bien qu’au bout du compte quelque soit l’état de son jardin, le monde continue de tourner. » 
« Je suis comme vous, cultivant mon potager plus par nécessité esthétique que pour des impératifs nutritionnels. Malgré tout, certains légumes en qui j’avais mis de grandes espérances m’ont profondément déçu et d’autres de qui je n’attendais rien m’ont agréablement surpris. C’est ainsi que les courgettes de l’an passé ont proliféré au-delà de mes prévisions. Par contre, les radis de cette année refusent de s’arrondir tels de jeunes filles soucieuses de leur poids et cela m’inquiète car un jardin sans un radis est un jardin pauvre. ». Je n’avais pu m’empêcher de placer ce jeu de mot minable, si insignifiant qu’il passa inaperçu.
« Cultivez-donc des fleurs, mon ami, vous ne serez jamais déçu. Il y en a tant d’espèces, à chaque humeur la sienne. »
Devais-je l’entretenir de mon aversion pour cet état particulier du règne végétal. Je n’ai jamais aimé les fleurs, ces fichus bouquets que les invités vous collent dans les bras alors que vous avez déjà un torchon dans une main et un batteur à mayonnaise dans l’autre, c'est bien simple, je n'invite plus ! Ces feux d’artifices muets aux couleurs criardes, qui s’étalent en nappes surchargées sur les margelles des puits et les rebords des fenêtres jusqu’à dégueuler sur le trottoir, me sont une agression visuelle permanente. Saint-Fraimbault (Orne), village fleuri, ressemble à une toile de Pissarro rongée par une bactérie multicolore. Le monstre grouillant dévale la colline, trempe une patte griffue dans le lac et grimpe à l’assaut de la boutique de souvenirs, au secours ! Les contingents de retraités, débarquant des cars climatisés dans la ville sainte, n’adorent plus un vieillard barbu sur un nuage rembourré mais une divinité grumeleuse et tentaculaire, telle qu’en a observé H.P. Lovecraft du côté d’Arkham (Massachusetts), qui enserre le bourg de ses pétales humides. Des vieillards titubants arpentent les rues, reniflent le sexe des plantes et se rincent l’œil du seul tableau qu’ils laisseront à leurs descendants : deux énormes pots de chrysanthèmes emplissant le champ visuel par un sinistre après-midi de la Toussaint.
Je me souviens des crépuscules de mon enfance quand le soir tombant, ma mère me demandait de fermer les persiennes. Comme c’eut été simple s’il n’y avait eu ces maudits bacs de géraniums qui encombraient la fenêtre et qu’il fallait descendre des rebords afin que le volet pût se rabattre. Et quand bien même tout cela ne serait pas, il suffira, après avoir jeté le bouquet fané, d’approcher son nez au-dessus du vase et d’inspirer rien qu’une seconde – pas plus, vous risqueriez l’asphyxie – pour expérimenter cette indescriptible odeur nauséabonde que je tenterai néanmoins de décrire en évoquant le remugle d’un demi-millier de crapauds en décomposition ou tout bêtement le parfum particulier que dégagent les sous-vêtements portés par les habitants d'Innsmouth (Massachusetts), sans parler de leurs chaussettes.
Le genre humain en pince pour les fleurs et quand une personne telle que moi tente de s’expliquer, elle ne rencontre que rejets et sarcasmes. Je trouvais donc plus reposant de prétendre les aimer mais encore fallait-il fournir un prétexte valable pour n’en point arborer, ni en faire pousser. Il ne fallait pas pousser tout de même, j'avais mes limites sans clématites ni marguerites.
« Je suis désolé de ne pouvoir suivre vos conseils, mais le pollen provoque à mon encontre des éternuements intempestifs qui me mettent les cloisons nasales à vif. Mais croyez bien que… »
 « Arrêtez de mentir, » me susurra-t-il insidieusement, « je sais très bien que vous détestez les fleurs et moi avec par la même occasion. Elles vous rappellent par trop le temps qui passe et ne s’arrête jamais, ces fichues putains éphémères. Mais aujourd’hui je me suis arrêté, je suis entré chez vous comme un vulgaire représentant, coinçant le pied dans la porte pour que vous ne puissiez la refermer. Je vous ai présenté ma camelote et vous avez compris qu’elle vous était indispensable. Vous écrivez pour tuer le temps mais il vous faut du temps pour écrire et cela vous tue. C’est si évident, qu’à la fleur fugitive vous préférez la pérennité de la pierre, le monument antique qui reste de marbre face au passage des siècles. Vous vivez dans une maison de granit que vous quittez chaque été pour aller en excursion parmi les ruines, vous avez joui dans Pompéi, les cathédrales vous fascinent, votre fils s’appelle Pierre et cette douleur qui vous lance de temps en temps au flanc droit augure de futurs calculs. Que n’avez vous pas encore bazardé vos légumes pour faire de votre potager un jardin zen rempli de gravier japonais que vous ratisseriez avec amour, formant des spirales autour de rochers ascétiques. Maintenant, si vous voulez nier tout en bloc (de pierre, bien sûr !), il ne vous reste plus qu’à me descendre comme vous en crevez d’envie depuis le début de notre entretien. Allez-y ! Sortez-le votre Beretta, votre Colt .45, votre Luger, votre Smith & Wesson ou je ne sais quoi. Lapidez-moi pendant que vous y êtes, et qu’on en finisse ! »
Ces paroles éclairées lui tordaient la bouche comme la lumière courbe l’espace einsteinien. Mais ne possédant aucun des ustensiles qu’il m’avait énumérés et manquant de l’initiative élémentaire dont font preuve les assassins homologués, je le laissai repartir comme il était venu, s’estompant entre les secondes, de dixièmes en dixièmes, jusqu’à s’effacer totalement de l’instant présent.
Je n’avais pu me résoudre à le frapper, sachant trop bien qu’il m’était essentiel et je me consolai en pensant que, par cette visite impromptue, j’avais tout de même tué le temps une bonne demi-heure. Dommage ! J’aurais pu arracher la grande aiguille de la pendule avec l’emphase d’un héros de Walter Scott et l’embrocher comme un despote. Il aurait fait un beau cadavre pas trop envahissant dans la plaine Monceau de mon potager. Il se serait doucement décomposé parmi l’enchevêtrement des cornichons tel un Gulliver saucissonné sur une plage secrète de Lilliput.
J'ai donc continué d’écrire en laissant au diable le jardin et chaque fois que je quitte des yeux mon écran, cherchant l’inspiration, une fine toile d’araignée se tisse entre ma moue pensive et les touches du clavier, me rappelant cette occasion ratée.            

mercredi 3 août 2011

S'abaisser à un Anvers fantasmatique

À bas ces damnés emmerdeurs flamands garés honteusement, ils jugulent,  kidnappent le macadam nervuré. Or, pour que ralentisse son tramway, un vrai wattman xylophage¹ y zieute. Avec brio, certaines diligences emballées foncent, galopent hennissant, invincibles juments kidnappant les malades nauséeux, ombrageux passagers qui rendent sang, tripes, urinent, vomissent waterzooï, xérès, yaourts, Zulte. 
Anvers bordélique, ce doit être fou, gargotes hollandaises, intersections, juteux kebabs, le Meir. Nous on peut quêter ravi ses tapineuses. Une vitrine : Wanda xénophile y zone. Alors bien crapuleusement des envies fameuses grandissent horizontalement ici. Je kiffe la meuf nue ondulant, provocante, qui rend spontanément turgescente une verge (while x-movies yield zero). 

1. Allumettes brulées contre dents (ex fumeur gêné, homme inquiet jeûnant (kyste localisé)) mâchouillées nerveusement, obsessionnellement. Poumon qui racle, siffle tel une valve...whisky + xanax ≠ yoga + zen.

lundi 1 août 2011

Inviter les vingt-et-un

(la bande des 420 en excursion)


Au début de l'automne 2009, j'ai ouvert et alimenté un compte facebook. Je l'ai clos quand l'hiver est arrivé. Ça ne m'a rien rapporté parce que c'était sans intérêts, 0 %, juste une banque d'amis à qui faire coucou, ça va et toi, tu veux ma photo, regarde comme je suis magnifique quand je gerbe dans la piscine. Malgré tout, je voyais bien que j'avais entre les mains un outil qui pouvait servir à autre chose qu'à organiser des apéros géants techno-beaufs ou servir de cévés pour les entreprises et les amoureux, de vécés pour les enfants et les néo-nazis, de recyclage de déchets pour les écolos unanimes, ce qui est bien joli, et de toilettes sèches pour les alcoolos anonymes. Je l'ai donc utilisé plutôt comme un blog et me suis lancé dans la composition de statuts extrêmement calibrés en 420 caractères incluant les espaces et la ponctuation, maximum autorisé par facebook. C'était un travail passionnant mais fatigant. Après 21 statuts et une panne de disque dur, soit une moyenne de deux articles par semaine, j'ai laissé tomber, épuisé, l'aventure des 420.
Mon compte facebook n'est pas supprimé, c'est trop compliqué à faire et il pourrait resservir un jour, sait-on jamais. Il est donc seulement désactivé. C'est un compte dormant, il dort comme la Belle au bois dormant dans le conte. La fée Cebook s'est penchée sur son berceau et aucun prince charmant ne doit l'embrasser avant un siècle, mais ça ne l'empêche pas de rêver. Les 21 songes se promènent, gambadent de-ci de-là. Peu résolus à disparaître, ils se font voir, font les beaux, se rajustent devant les vitrines. C'est si plaisant de déambuler parmi les gens pressés quand on a rien d'autre à faire, et puis il fait beau, le temps est radieux, c'est l'été. Les quelques nuages qui moutonnent dans le ciel leur font un petit bonjour, on sait se reconnaître entre voyageurs. Ils remontent la grande avenue qui mènent à la gare, achètent chacun un billet, attendent le train en papotant tranquillement de choses et d'autres. Ah ! Le voilà, il arrive ! Il s'arrête gentiment devant le quai comme un bon train bien docile et très respectueux de ses horaires. Comme il est agréable de voyager avec un service si bien rodé. Les songes montent dans un wagon de deuxième classe, cela suffit bien au bonheur d'être ensemble et les sièges restent confortables malgré tout. Pourquoi s'en faire quand la compagnie des chemins de fer s'occupe de tout, il n'y a qu'à se laisser aller et regarder le paysage qui défile. C'est très drôle, dit l'un d'entre eux, ce qui nous arrive, on se croirait un peu dans une petite prose de Robert Walser, il n'a pourtant rien écrit sur la Belle au bois dormant, du moins à notre connaissance. Blanche-Neige et Cendrillon, oui, mais rien sur notre maîtresse. C'est étrange, comme c'est étrange, c'est même fort bizarre. Pas tant que ça, lui répond-on, n'oublie pas que nous venons d'un compte dormant qui est très certainement un conte suisse. C'est ainsi qu'ils voyagent vers ici :


Gilbert a remarqué qu'il n'avait à sa disposition que 420 caractères pour écrire son statut. Il a donc décidé de les utiliser au maximum tout en conservant une grande cohérence de sens à ce qu'il raconte. Ce paragraphe relève de l'exercice oulipien, ce qui n'a rien d'étonnant puisqu'il est fan de Jacques Roubaud comme tous ses amis le savent puisque c'est écrit sur son mur. Cette sorte de consigne s'appelle une "contrainte".

Gilbert ne se prend pas pour Alain Delon. Pour lui, écrire à la troisième personne n'est pas singulier. Il trouve évident de poursuivre à la suite de son nom au début du statut. C'est aussi une façon de porter un regard distancié sur lui-même qui coïncide bien avec le fait que le gars sur la photo de son profil, ce n'est pas tout à fait lui. Que ne faut-il pas dire pour épuiser ses 420 caractères et s'arrêter précisément là.

Gilbert pense qu'il est bon de faire la queue devant les musées parce que la bite fait le patrimoine. Voyez les érections monumentales sur les places de nos villes. Considérez Ingres peindre ses Odalisques en bandant comme un Turc. Admirez Courbet portant si mal son nom tant il est redressé même dans son Sommeil vers l’Origine du Monde. Et compatissez devant le Moulin Rouge dont les cuisses sont plus renommées que les ailes.

Gilbert ne sait pas quoi raconter ce soir pour atteindre ses 420 caractères. L'inspiration lui manque aussi va t-il tenter en direct une ventilation du cerveau. Attention! C'est parti: Inspiration! Expiration! Inspiration! Expiration! Inspiration! Expiration! Inspiration! Expiration! Inspiration! Expiration! Inspiration! Expiration! Inspiration! Expiration! Inspiration! Expiration! Inspiration! Expiration! Et voilà ça roule!

Gilbert se dit qu'il est déjà mercredi et qu'il n'a encore rien dit de la semaine. Il n'a rien dit lundi, ni mardi. il est probable qu'il ne dira rien jeudi, ni vendredi, ni samedi, encore moins dimanche. C'est ce qu'il pense à cet instant et ça ne constitue aucunement un engagement de silence pour les jours prochains. Il se réserve le droit de changer de cap pendant tous les instants du futur jusqu'à dimanche soir 23:59:59.

Gilbert se dit et se répète qu'il n'est que lundi et qu'il a tout le temps de rédiger un petit quelque chose en 420 caractères pour faire glisser la semaine en douceur. C'est à ce moment très précis qu'il se rend compte que les deux aiguilles de l'horloge ont franchi le sommet de la côte qui mène vers le douze. Il en déduit génialement que mardi est déjà ici et se résout vite fait à coucher par écrit ce qui vient d'être dit.

Gilbert voulait faire glisser la semaine en douceur et c'est totalement raté. Quel lubrifiant faut-il donc utiliser pour graisser proprement et sans bavures les rouages complexes de l'existence ? 420 caractères grincent et veulent de l'huile de machine à coudre, de la graisse graphitée, du beurre salé pour danser un dernier tango à Pont-Aven et du suif récupéré sur les pièces hydromécaniques des ascenseurs de la Tour Eiffel.

Gilbert estime qu'il est impossible de distinguer une vraie fausse bonne idée d'une fausse vraie bonne idée. La différence entre une vraie vraie bonne idée et une fausse fausse bonne idée lui échappe également. De même, le fossé qui sépare une bonne vraie fausse idée d'une bonne fausse vraie idée lui semble inexistant ou alors nous l'avons comblé avec des gravats d'idées reçues, provenant de la démolition du bon sens commun.

Gilbert se demande, étant donné que le silence est d'or et la parole est d'argent, étant admis que le temps c'est de l'argent, si le temps de parole peut doubler la mise. Dans le cas où ça se confirmerait, il pense se faire chier à 200 sous de l'heure en ouvrant sa gueule plutôt qu'en la fermant. Il compte ainsi récupérer 1752000 sous par an, ce qui fait 133,53 € et un peu plus les années bissextiles. Ce n'est pas cher payé.

Gilbert regarde passer le temps et quand il fait ça, il le voit débarquer du passé sur sa gauche et filer vers le futur sur sa droite. A moins qu'il ne déboule du futur pour s'enfuir vers le passé, il n'est pas très sûr. Ce dont il est certain, en revanche, c'est que la chose arrive bien de la gauche et va vers la droite. Il se dit que ce sens-là doit avoir un lien avec le fait d'écrire de gauche à droite les 420 caractères.

Gilbert dispose de 420 caractères pour expliquer que le chien n'en a aucun. Voici la preuve ontologique de l'inexistence du chien: le chien n'est rien, or pour n'être rien il ne faut pas exister, donc le chien n'existe pas. Rien ne vous rapporte la baballe. Le chien est un mythe qu'on a souvent confondu avec un pronom possessif auvergnat. Le chien est un concept creux qui laisse passer la lumière. Le chien c'est du cinéma...

Gilbert apprend qu'il existe trois sortes de jumeaux. Les monozygotes proviennent du même ovule alors que les dizygotes sont issus d'ovules différents. Pour les wisigoths c'est plus compliqué. Ils ont quitté leur ovule pour s'installer dans le sud-ouest de l'utérus, bien au chaud surtout l'été. Cet évènement a eu lieu vers 420 caractères après Jésus-Christ. Poussés par la faim, ils n'avaient rien à perdre (nothing Toulouse).

Gilbert s'interroge sur la façon de boucler ses 420 caractères. Lui faut-il gonfler ses phrases comme on remplit une montgolfière ? Il hésite entre l'air chaud et l'hydrogène. L'un donne du texte peu souple mais curieusement très chaleureux. L'autre plus facile à utiliser produit d'explosifs pamphlets menant droit à la Bastille. Au fil de ses hésitations, il comprend que c'est prêt à décoller et se dépêche de lâcher du lest.

Gilbert a franchi 420 kilomètres en automobile pour voir son fils. C'était fatigant et il n'aime pas se déplacer. Chaque kilomètre avait son caractère qu'il a voulu dompter à coups de ceintures périphériques, à coups de bretelles autoritaires et autoroutières. Il lui a fallu leur passer sur le corps, les rouer de coups de roues. Ceux-là sont marqués à jamais par le dessin de ses pneus. La prochaine fois, il prendra le train.

Gilbert rencontre un problème d'identité dans la rédaction de ses 420 caractères. La troisième ou la première personne ? Il ne sait plus s'il faut parler de lui ou de moi. Le moa était un volatile, aujourd'hui éteint. Il fut le plus gros oiseau ayant jamais existé et ne vola jamais, faute d'ailes. Lui était un magazine à plaisir volatil pour l'homme moderne à gros tirage, avec beaucoup de photos d'elles. Lui aussi a disparu.

Gilbert lance les dés et réussit un 420. Mais comment obtient-il une telle combinaison ? En supposant qu'un des 3 dés tombe sur une de ses arêtes et y reste en équilibre, il aurait droit dans le meilleur des cas à un 421 et demi. Ce qui n'est pas très intéressant pour lui, même si le demi se laisse boire. Non! La seule hypothèse est qu'un dé ne retombe pas et reste suspendu en l'air. Une explication qui ne tient qu'à un fil.

Gilbert n'a qu'une vie provisoire et n'a qu'une mort définitive, en tout cas c'est ce qu'il croit. Qu'en est-il chez les chats ? Il semblerait qu'ils possèdent sept vies provisoires, six morts provisoires intermédiaires et une mort définitive. Les couches de morts sont intercalées avec des feuilles de salade entre les couches de vies. Il y a beaucoup de mayonnaise et sur le dessus trône la mort définitive avec un cornichon.

Gilbert a rencontré l'homme invisible qui a vainement tenté de sympathiser avec lui. D'abord aveuglé par la transparence de leurs paroles, il a pensé que ce serait fantastique d'avoir un ami discret. Mais après quelques minutes, il s'est rendu compte que ce type était d'une impolitesse extrême et se mêlait de choses qui ne le regardaient pas. Tout le contraire de la discrétion tant souhaitée! Depuis, il ne peut plus le voir.

Gilbert n'aurait pas pensé que la mort d'un disque dur fut aussi dure à vivre. Les données sauvegardées ne comblent pas le vide de l'absence et le travail de deuil est énorme, un voyage incertain où les cartes sont illisibles et les pilotes difficilement repérables dans la nuit de la toile éteinte. Un nouveau compagnon est trouvé, bien emprisonné dans sa tour. Le précédent est enterré dans une petite boîte au fond du jardin.

Gilbert ne veut pas lutter contre le pain de mie parce que le pain de mie est pour deux mains. Deux mains bien occupées à plier les tranches de jambon, à parsemer délicatement le gruyère râpé, à saler et poivrer, à cuire dans le beurre, à déposer là-dessus des œufs au plat et puis mourir d'une forte fièvre après avoir beaucoup déliré. Croque-monsieur, croque-madame ou croque-mitaine, il n'existe pas de vaccination contre ça.

Gilbert est pris d'une envie soudaine et brutale de retourner aux temps préhistoriques avec tout ce que cela implique comme perte de technologie. Il n'aurait plus à se faire chier à composer des statuts de 420 caractères pour cette connerie de facebook. Il dégagerait ainsi du temps pour lire les livres qu'il aime. Il lui faudrait bien sûr inventer l'écriture et le papier, puis l'imprimerie et la reliure. Fâcheux contretemps!