lundi 2 mai 2016

Une minuscule affaire



J'ai longuement hésité avant de savoir si je devais révéler l'affaire qui va suivre au public. Il s'y passe des choses si extraordinaires pour le commun des mortels que j'ai encore du mal aujourd'hui à appréhender correctement la réalité de ce que j'ai eu l'occasion de voir, voilà tant d'années maintenant. Je pense parfois que tout ceci n'a été qu'un rêve et que les étranges individus que j'ai croisés alors ne sont rien d'autre que des personnages fictifs issus de l'imagination débridée d'un de nos grands auteurs. Ces personnages, tout le monde les connaît depuis deux siècles, mais nul ne se doute qu'ils sont faits de chair et d'os et non d'encre et de papier, qu'ils existent dissimulés à nos yeux et à ceux des nations modernes. La Terre entière les considère comme des légendes issues d'un livre fameux, et je m'égare parfois à penser que ce que j'écris, moi John H. Watson, sera perçu à l'identique, un jour lointain, comme du roman tout juste bon à divertir les masses avides de sensationnel.     

Mais je ne laisserai pas plus longtemps le lecteur languir devant ma prose évasive, et entamerai donc sur le champ la narration de cette aventure peu banale qu'avons vécu en commun mon ami Sherlock Holmes et moi-même.    

En dépit de l'après-midi ensoleillée de la veille, le temps sur Londres était brumeux et bas en cette fin de mars. Un ciel de plomb décalquait sa grisaille sur les murs des immeubles de Baker Street, rendant l'atmosphère cotonneuse comme dans ces rêves qui nous prennent au premier sommeil alors que nous hésitons encore à sombrer, retenant in extremis la page sportive du Daily Telegraph qui nous tombe des mains. 

J'ai souvent raconté qu'après la conclusion de ses enquêtes, le grand détective s'enlisait dans une léthargie dépressive qu'il agrémentait d'une solution à sept pour cent de cocaïne, et que seule une nouvelle affaire pouvait l'en sortir. Loin de moi l'idée, à présent, de contredire mes déclarations passées. L'anecdote est vraie mais se vérifiait surtout après plusieurs jours, voire une semaine d'inactivité. En l’occurrence, nous venions à peine de résoudre le mystère du moule à gaufres saxon d'Alfred le Grand et, comme à son habitude, Holmes aimait à m'entraîner dans un restaurant réputé où nos conversations mêlaient la cuisine des chefs aux dernières considérations sur l'aventure achevée, bien qu'il nous arrivait parfois de rester à notre appartement du 221B pour déguster l'un des délices écossais de Mrs Hudson. 

Ce fut le cas cette fois-là. Notre charmante cuisinière avait préparé tout spécialement à notre intention un haggis de son pays natal. Ce monument national se compose d'une mixture à base de foie, de cœur et de poumon hachés et mélangés à de la graisse de rognon et à de la farine d'avoine. Le tout est emballé dans une panse de brebis et mis à bouillir, je ne sais trop combien de temps, dans la marmite de notre chère hôtesse. Ce plat n'a jamais laissé personne indifférent, et pour en accepter l'ingestion, il faut être un habitué de longue date car, voyez-vous, le goût ainsi que l'odeur en sont, comment dire...déroutants. Heureusement pour nos palais, mon ami et moi, bien que n'étant pas natifs d’Écosse, avions passé toutes les épreuves d'initiations avec mentions honorables depuis notre jeunesse envolée.

Après en avoir repris trois fois chacun et épuisé deux bouteilles de Montrachet prolongées par un dessert dont, je l'avoue, le souvenir s'est effacé dans les brumes de l'Histoire, nous gisions affalés et somnolents dans nos fauteuils habituels. Nos deux mains étaient occupées, un verre de brandy dans l'une et un havane dans l'autre. Holmes avait pris le siège près de la fenêtre. Son insistance à guetter la rue n'avait pour l'instant rien d'alarmant, juste un côté machinal, un soupçon de déformation professionnelle. Mais je pressentais que dans quelques jours, il n'en serait plus de même.

Mrs Hudson choisit ce moment pour s'approcher de nous timidement. À la façon qu'elle avait de tortiller son torchon entre ses mains défraîchies, je compris immédiatement que la pauvre femme avait des ennuis, et ne doutai pas un seul instant que Holmes fit la même constatation. C'est pourquoi mon colocataire prit les devants et invita notre logeuse à vider son sac : "Vous pouvez parler librement, Mrs Hudson. Nous nous connaissons depuis suffisamment longtemps tous les trois pour que vous puissiez évoquer sans crainte les derniers impairs commis par vos deux grands garnements. Watson aurait-il achevé prématurément vos réserves de confitures d’oranges ?...Non, non ! j'y suis ! C'est moi ! Je n’aurais pas du stocker mon tabac dans une de vos mitaines ! Je le regrette sincèrement, mais j'étais sur une affaire qui me prenait toute ma réflexion, si bien qu'il ne m’en restait plus pour comprendre à temps qu'une mitaine possède cinq trous par lesquels le tabac peut avoir une fâcheuse tendance à vouloir s'éclipser... Si vous le souhaitez, je ferais amende honorable en ramassant chaque brin évadé à la pince à épiler, à genoux sur vos tapis. Cela sera-t-il suffisant pour obtenir votre pardon ?"

Il était évident que Holmes, ne souhaitant pas être dérangé pendant sa digestion laborieuse, pratiquait un genre d'ironie qui agaçait prodigieusement Mrs Hudson. Aussi, redoutais-je le moment où le torchon viendrait fouetter la face cramoisie du détective moqueur. Heureusement pour la bonne marche de la diplomatie domestique, la crispation particulière de ses mains sur le tissu révéla une contenance tout à l'honneur de notre chère écossaise. Se maîtrisant, elle répondit les dents serrées à son tourmenteur : "Vous n'y êtes pas du tout, Mr Holmes, ce que j'ai à vous demander ne concerne en rien mes inquiétudes quant à vos petits travers. Une logeuse de mon âge en a vu bien d’autres ! Non, ma requête est tout autre et vous connaissant, je sais qu'elle vous fera sortir de votre fauteuil bien plus sûrement que mes récriminations ménagères...Depuis que vous et le docteur Watson occupez cet appartement, j'y ai vu passer toutes sortes d'individus plus ou moins recommandables, du pire au meilleur : depuis le vagabond crottant mon escalier jusqu'au premier ministre exigeant qu'on y cloutât un tapis rouge. Mais aujourd'hui, c’est mon tour de me présenter à vous en tant que cliente. Vous me devez bien ça, n'est-ce-pas ? Oh ! ne vous inquiétez pas pour vos émoluments, j'ai quelques économies qui feront parfaitement l'affaire !"

La mine rougie par l'excès bon vivant de Holmes passa sans transition au blanc du linceul. Il déposa brusquement cigare et brandy, joignit les deux mains comme en religion, et pour se racheter, ne prononça que cette phrase courte mais néanmoins soumise : "Mrs Hudson, je vous écoute !"

Décidément, à trop avoir forcé sur l'assiette, il n'était plus du tout dans la sienne, et contrevenait sans sourciller aux règles les plus élémentaires de la courtoisie. Ameuté par cette entrave aux bonnes mœurs, je bondis de mon siège et en proposai un, des plus confortables, à Mrs Hudson, tout en jetant un regard noir à Holmes qui se contenta de marmonner un inaudible "autant pour moi" suivi d'un renvoi des plus disgracieux. Enfin installée, notre logeuse put commencer son récit : "Si je suis venue à vous, Mr Holmes, c’est parce que j'ai égaré un objet auquel je tiens tout particulièrement, et que je ne comprends pas du tout comment il a pu disparaître. Il s’agit d'une minuscule enclume de fer que m'a offerte mon père le jour de mes noces. Elle est très ancienne et je la conservais dans un écrin à bijoux. Dans notre famille, c'est une tradition de remettre au fils aîné ce talisman au moment où il quitte le nid pour aller voler de ses propres ailes. N'ayant que des sœurs, c’est donc envers moi, l’aînée, que mon père accomplit son devoir. Et du fait que je n'ai jamais enfanté, le curieux objet était toujours en ma possession. Je ne connais pas l'origine de cette coutume, sachant seulement que cela remonte à de nombreuses générations, et j'ignore pourquoi on a forgé une enclume aussi petite. Si vous la voyiez, Mr Holmes...même un horloger ne saurait en tirer parti. Elle ne peut être confondue avec un bijou, ne contient aucun métal précieux et ne possède aucun attrait particulier pour l'œil. Ce n’est qu'une grossière pièce de fer dont le seul mérite est d'être d’une taille inaccoutumée. Comme je vous le disais, je la gardais dans un écrin à bijoux. Cet écrin est rangé en permanence dans un tiroir de ma coiffeuse. Elle y était encore hier puisque je me souviens l'avoir sortie pour la contempler. Je l’examine chaque soir car elle me rappelle mon cher papa défunt qui était si bon pour moi. Tenir cette petite enclume dans le creux de ma main est un moyen de me remémorer les années de bonheur que j'ai passées chez mes parents...Ce matin, pendant que le haggis cuisait, je suis retournée dans ma chambre. J'ai ouvert le tiroir où était rangé mon porte-bonheur, quand je me suis rendue compte que l'écrin était ouvert. Sur le petit lit en tapissant le fond, il ne restait que l'empreinte creusée par son poids dans le velours rouge. Je n'y comprends rien, et quand je vous dis que je l'ai égarée, je me demande si on ne l'aurait pas plutôt volée. Mais qui ? Et comment ? Nul ne pénètre jamais dans ma chambre. Alors pourquoi ? Après tout, ce n'est qu’un vulgaire bout de ferraille qui n'a d'autre valeur que sentimentale. Aidez-moi à la retrouver, Mr Holmes ! Je vous en serai éternellement reconnaissante."

Holmes paraissait toujours en prière avec ses deux mains jointes. Il avait fermé les yeux pendant la plus grande partie du récit de Mrs Hudson, et je craignais qu'il ne se fût endormi. Par bonheur, il n'en était rien. Quelques secondes après les dernières paroles de sa nouvelle cliente, il se produisit aux tréfonds de l'organisme du grand détective un puissant borborygme rappelant ces nouvelles chasses d’eau qui faisaient fureur dans les cabinets d'aisance huppés de Londres. Tout ce remue-ménage intestinal déclencha la machine humaine qui ouvrit les yeux. Il écarta les mains et déclara : "Mrs Hudson, votre petite affaire m'intéresse au plus haut point, mais sachez que je me passerai d’appointements. Nous nous estimons trop l’un l’autre pour que je vous rende ce service autrement qu'à titre gracieux. Ceci étant dit, vous avez, me semble-t-il, parfaitement décrit le problème sous tous ses aspects. Je ne vois donc rien de plus à vous demander, pour éclaircir un tant soit peu ce mystère, que la permission d'effectuer une inspection poussée de votre chambre. Nous accompagnerez-vous, Watson ?"

La perspective de visiter dans le détail les quartiers privés de notre logeuse – véritables lignes arrières d'où elle prodiguait le soutien vital à notre combat contre le crime – éveilla en moi des sentiments qu'il serait déplacé d’évoquer ici. Je rougis, balbutiai un vague début de refus et acceptai finalement de suivre mon ami. Ce fut une des rares fois où nous n'eûmes pas besoin de nous habiller pour sortir, Holmes y alla en pantoufles et votre serviteur s'y risqua sans couvre-chef. 

Nous descendîmes l'escalier qui conduisait au 221A, l'appartement de Mrs Hudson qui se trouvait au rez-de-chaussée. À l'origine, il ne formait avec le nôtre qu'un seul grand logement familial. Mais la disparition brutale de son mari obligea la malheureuse veuve à en louer l'étage afin de subvenir aux aléas du quotidien. La partie basse, conservée par notre logeuse, se composait d'un couloir faisant office de hall d'entrée au fond duquel l'escalier avait mené tant de clients à notre paillasson. Le passage desservait les différentes pièces de la maison par deux portes. Par la plus proche du seuil, on pénétrait dans une salle à manger de belle taille servant aussi de séjour, et donnant elle-même sur la cuisine. Derrière la seconde porte se trouvait la chambre mais nous y accédâmes depuis l’office. Nous en déduisîmes qu'à l’époque heureuse du couple, cette pièce, où dormait maintenant Mrs Hudson, était un petit salon. La salle à manger était éclairée par deux larges fenêtres donnant sur la rue, du même modèle que les nôtres à ceci près que, situées au rez-de-chaussée, elles étaient pourvues de solides barreaux. La fenêtre de la chambre était également équipée de cette façon et donnait sur une arrière-cour à laquelle on accédait depuis la cuisine. 

Après nous avoir conduit sur le lieu du mystère et montré le tiroir ainsi que l’écrin duquel avait disparu la capricieuse enclume, Mrs Hudson prétexta un travail d'aiguilles à finir pour se retirer dans son séjour. Nous comprîmes qu'elle ne voulait pas nous gêner dans nos investigations. Et peut-être était-elle un peu anxieuse à l'idée de se retrouver seule face à deux hommes, dans cette pièce où plus personne n'avait pénétré depuis que messieurs les croque-morts avaient évacué le cercueil de feu son époux.

Nous commençâmes à explorer les lieux. Holmes me proposa d’examiner l'intérieur de la grosse armoire à glace qui trônait contre le mur du fond, imposant son règne sur les autres meubles. Le lit de coin, la table de chevet, la coiffeuse, le fauteuil et les quelques chaises semblaient soumis à cette reine qui mariait le chêne et le verre pour leur intimer le respect qui lui était dû. Mon ami jeta son dévolu sur la coiffeuse de merisier qu'il inspecta dans ses moindres recoins puisque c'était indubitablement de là que l’affaire avait démarré. Sur le dessus du meuble, un ramoneur et sa bergère restaient indifférents à ses auscultations, perdus dans leurs amours de porcelaine. Sa loupe préférée en main – celle à manche de corne – il penchait son œil démesuré sur les interstices et les moulures afin d'en mieux exprimer les indices les plus ténus susceptibles d'éclairer sa géniale lanterne.       

Pour ma part, je me débattais tant bien que mal parmi les brassières de serge et les culottes fendues de Mrs Hudson qui ne levaient que peu de voile sur la disparition de l'enclume, mais m'ouvraient des horizons insoupçonnés sur la nature du mystère féminin. En songeant que le contenu se devait d'être à la hauteur du contenant, des rêveries s'emparaient de mon esprit, et si elles avaient du être menées à leur terme, ma digestion s'en serait trouvée toute chamboulée par des pratiques propres aux vieux garçons de mon acabit. Grâce au ciel, les petits cris de surprise que poussa Holmes à ce moment me sortirent bien vite de cet aparté sur l'intimité féminine.

Depuis mon départ pour l'inspection des profondeurs de l'armoire à linge, le grand détective avait migré vers la fenêtre qu'il s'était permis d'ouvrir afin d'en inspecter le rebord. Ce qu'il y trouva et ce qu'il en déduisit restèrent pour moi une énigme, mais c'était manifestement ce qui avait déclenché les gémissements de souris remontant de sa gorge. C'était la première fois que je l'observais dans un tel état de surexcitation et, à l'évidence, l'excès de bourgogne n'y était pour rien. Je m'apprêtais à lui taper dans le dos, craignant pour sa santé, quand il m'adressa la parole en ces termes : "Watson, je viens de découvrir des traces si improbables pour l'entendement humain que j'en ai eu le souffle coupé. Merci, cher vieil ami, de vous porter à mon secours, mais cela est en train de passer. Oh ! Watson, Watson ! j'éprouve la plus grande difficulté à assimiler ce que j'ai vu à l’instant. J'ai besoin de faire le point avant de vous en révéler la teneur."

"Ne me faites pas languir plus longtemps, Holmes, dites-moi de quoi il retourne, je vous en conjure !"

"Non, Watson ! je ne saurais vous présenter maintenant une explication cohérente du phénomène entraperçu. Il faudra que vous attendiez le retour de la petite escapade que je m'apprête à commettre à la British Library, sans compter un probable détour par la Bodléienne...Le temps d’enfiler une paire de souliers plus adaptés au terrain que ces babouches avachies, et je pars sur le champ. En m'attendant, je vous conseille de vous remettre à ce roman de chevalerie interminable sur lequel je vous ai vu peiner l'autre jour, car je risque d'être absent une grande partie de l'après-midi, voire jusqu'à demain soir si le déplacement à Oxford s'avère nécessaire."

Entre-temps, je m'étais penché à mon tour sur le rebord de la fenêtre, mais n'y voyais rien d’autre qu'un peu de poussière dérangée. Je savais qu'il était inutile d'insister pour lui soutirer le moindre début d'explication. Lorsque Sherlock Holmes était dans cet état, je jugeais opportun d'affiner ma propre pratique de la patience.

Mis à part une excellente perception du corpus shakespearien, les connaissances de Holmes en littérature était quasi nulles. Mais c'était une raison insuffisante pour traiter de "roman de chevalerie interminable" la traduction de 1612 par Thomas Shelton de l'original de Cervantès. L'Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche est à mon sens une œuvre passionnante qui ne saurait dégager l'ennui. Si je semble quelquefois m'en détacher, aujourd'hui encore, c'est en levant les yeux de ces pages exquises pour imaginer mon ami Holmes dans la peau du chevalier à la triste figure, et pour me dire que, ma foi, je ne ferais pas un si mauvais Sancho que ça. Cet après-midi-là, par contre, je n'arrivais pas à me concentrer sur la lecture de mon livre. L'attitude de Holmes avait déclenché dans mon esprit une cascade de questions auxquelles il m'était impossible d'apporter la moindre réponse. Que diable allait-il bien pouvoir dénicher dans les rayonnages poussiéreux de nos plus prestigieuses bibliothèques qui fut en rapport avec deux ou trois grains de poussière légèrement déplacés ? Le mystère était total, mais je lui faisais confiance. Le grand détective avait toujours su distinguer la paille pendant que m'échappait la poutre, mais cela m'énervait de me sentir aussi aveugle.

Au lieu de continuer à bâiller ainsi sur don Quichotte, je décidai d'aller m'allonger un moment sur mon lit. Des armadas d'interrogations s'entrechoquaient à l'étroit sous mon crâne. J'espérais qu'en position couchée, elles s'évaderaient plus facilement. Mon attente fut comblée quand la flottille s'échappa d'un coup du goulet pour aller voguer sur la haute mer de mes pensées où elle mènerait des batailles pour faire éclater la vérité. Ainsi libérée, la crique de mon esprit put accueillir un navire d'un autre genre, battant pavillon pirate et arborant, en guise de voilure, l’envoûtante lingerie de Mrs Hudson qui se rappelait donc à moi. Ce n’était pas pour me déplaire et cela me changerait agréablement les idées pour conclure cet après-midi où je n'en finissais pas d'attendre le retour de Holmes, priant très fort pour qu'il ne se soit pas jeté dans le dernier train à destination d'Oxford.

Je délirais en revisitant les aventures que j'avais eues avec des créatures de quatre continents différents. La géographie exploratoire des terres lointaines m'avait procuré bien des enseignements, et le temps me sembla venu de les mettre en pratique sur un territoire plus proche. Certes, les formes avantageuses de Mrs Hudson, pas plus que ses culottes, ne faisaient dans la dentelle. La femme était fruste et un soupçon fatiguée, mais je me figurai que son accueil serait à l'image de sa cuisine accorte. Mon regard vague et enfiévré se posa par hasard sur le rectangle grisâtre que dessinait la fenêtre de ma chambre, puis se fixa surpris sur l'objet hautement improbable qui passa à ce moment-là derrière les carreaux embués par ma respiration haletante. Le lecteur voudra bien éviter les sarcasmes quand il saura qu'une saucisse – je dis bien une saucisse – se tenait suspendue dans les airs par un artifice dont j'ignorais tout. Comme activée par la découverte de sa présence, elle effectua un quart de tour sur la droite et se mit en mouvement. Elle atteignit rapidement une bonne vitesse et, quittant l'encadrement de la fenêtre, disparut de mon champ de vision avant que j'ai pu esquisser le moindre geste. Abasourdi, je me frottai les yeux en me promettant de ne plus céder aux manies qui, je le savais, ont l'inconvénient d'endommager petit à petit l'oreille interne. J'ignorais totalement, par contre, qu'elles pouvaient provoquer à la longue la matérialisation de l'outil même de ma pratique, dans les arrières-cours de Baker Street. Imaginez-vous cette charcuterie m'épiant jusqu'à la tombe, comme l'œil regardait Caïn ! 

Confus et rougissant, je quittai la chambre. En bas, la porte d'entrée claqua. L'écho de pas rapides se fit entendre depuis l'escalier. Holmes choisit ce moment pour rentrer de son expédition bibliophile. "Vous voilà enfin ! vous avez donc ressaucé…Hum ! veuillez m'excuser, vous avez donc renoncé à faire un saut jusqu'à la Bodléienne ?"

"Oui, j'ai fort heureusement pu trouver tout ce que je cherchais sans devoir quitter Londres. Cela tombait fort bien car la gare de Paddington ne proposait à destination d'Oxford que des horaires infects qui m'auraient empêché de revenir pour démasquer nos chapardeurs d'enclume avant qu'ils ne se soient enfuis. Mais qu'avez-vous donc, Watson ? Vous donnez l'impression de quelqu'un qui aurait croisé une saucisse volante !"

Les pouvoirs de déduction de mon ami dépassait sans aucuns scrupules les bornes de ma compréhension. Ne préférant pas m'étaler sur le sujet, je déviai sur le déroulement de l'enquête : "Ce n'est rien...sans doute la digestion. Mais, Holmes, allez-vous enfin m'en dire un peu plus sur la disparition de l'enclume familiale, maintenant que vous semblez posséder des éléments plus consistants ?"

"Patience, cher vieil ami, la solution est proche. Accompagnez-moi de nouveau jusqu'à la chambre de notre logeuse, qui est déjà prévenue de cette nouvelle visite, et je vous présenterai les auteurs du larcin."

Pressé d'en finir, je dévalai quatre à quatre les marches de notre escalier, suivi par un Holmes amusé de me voir perdre mon sang froid devant ses jeux de piste aux mystères insolubles. Je traversai la salle à manger manquant de renverser Mrs Hudson, et m'engouffrai dans sa chambre tel un bolide. Me plantant au milieu de la pièce, je perdis le contrôle de mon flegme et hurlai à l'encontre du détective sibyllin qui venait d'y pénétrer à son tour : "Holmes, votre petit jeu avec moi a assez duré, j’exige sur le champ de connaître tous les détails de l'affaire, ou bien je vous fais avaler votre chapeau jusqu'au dernier morceau de l'étiquette!"

"Allons, calmez-vous, Watson ! Sachez que j'ai toujours pris soin de faire retirer l'étiquette de mes chapeaux. Cette astuce me garantit une grande discrétion quand j'investigue pour certains clients exigeants. Cela me rend bien service également au moment d'affronter un certain compagnon irascible !"

Sur ces mots, qui me firent comprendre combien j'avais été ridicule, il se dirigea vers la coiffeuse, puis, tout de go, s'adressa au ramoneur et à la bergère : "Inutile de vous cacher, je vous ai repérés. Approchez donc ! je vous donne ma parole qu'il ne vous sera fait aucun mal. Vous êtes sous mon entière protection."

Je crus un instant que le grand détective délirait à son tour, mais quand je vis émerger de l'ombre des statuettes de porcelaine deux minuscules individus portant des uniformes étranges, et se dirigeant en tremblant vers la main ouverte de Holmes, je compris que le monde recelait des choses bien plus étranges que ce qu'il est raisonnable d’imaginer. Mrs Hudson, qui venait de nous rejoindre, tomba en arrêt devant le spectacle inouï de ces deux personnages embarquant sur la paume de mon ami, et tourna de l'œil en s’effondrant sur le parquet. Je me précipitai à son secours et lui fis respirer le flacon de sels que ma profession m'imposait d'avoir toujours en poche. Holmes se saisit du globe de verre qui protégeait de la poussière la couronne d'oranger de notre logeuse, et y piégea les deux créatures. Il s'approcha de l'émotive Mrs Hudson et lui asséna ces paroles de reproches : "Lors de votre récit des événements, vous m'avez caché une partie de la vérité, Matilda Gulliver !"

La femme qui reprenait des couleurs sembla les reperdre un instant en entendant ces mots lourds de ressentiment. Elle se releva en prenant appui sur mon bras. Je l'aidai à déposer son corps las dans les replis de l’unique fauteuil des lieux.

"Il ne faut pas m'en vouloir, Mr Holmes, si j'ai omis certains détails. Je pensais que vous n'auriez pas besoin de connaître cet aspect de mon histoire pour vous débrouiller dans vos recherches. Mais puisque vous semblez savoir mon nom de jeune fille, le moment est venu de vous dévoiler ce que j'ai vainement cherché à vous dissimuler jusqu'alors. Lorsque je vous ai dit que je ne connaissais pas l'origine de l’enclume, je vous ai menti. Elle est bien transmise dans la famille de la façon que je vous ai décrite, mais nous savons aussi qu'elle nous vient de notre ancêtre Lemuel Gulliver, qui l'aurait rapportée de son voyage à Lilliput, voilà bientôt deux siècles. Seulement, le lointain de ces événements et les théories plus récentes de Mr Darwin ont amené ma famille à penser que tout ceci n'était que billevesées, que notre arrière-grand-parent n'était qu'un mythomane doué d'une très grande imagination. C'est pourquoi, Mr Holmes, j'ai préféré vous épargner tout cela, je craignais de paraître ridicule aux yeux d'un homme de votre intelligence. Mais croyez bien que cela ne contredit en rien les sentiments particuliers que j'ai développés envers cette enclume. C’est d'ailleurs mon cher papa, qui n'était pourtant pas bête, qui m'a convaincue de l'ineptie de cette histoire. Aussi, lorsque je vous ai aperçu avec ces deux minuscules créatures qui paraissent bien réelles, j'ai cru défaillir. Tout cela était donc vrai !"

"Vous avez effectivement défailli, Mrs Hudson...Mais laissez-moi vous raconter ce que j'ai découvert en assemblant les maigres informations que j'ai pu picorer sur les papiers jaunis de la  British Library. Je commencerai en vous révélant que Lemuel Gulliver n'était ni un personnage de roman, ni un affabulateur. Comme vous le savez puisque vous en êtes la descendante, il a réellement existé et a abordé pour de bon le rivage de Lilliput en novembre 1699, après le naufrage de l'Antelope à bord duquel il s'était engagé comme chirurgien. Il y a vécu cette incroyable aventure au milieu d'une population minuscule dont la taille de chaque individu ne dépassait pas deux pouces. À son retour en Angleterre, lors de l’année 1702, il prit la plume pour donner la relation de son curieux voyage. Il y parlait effectivement d'une enclume qu'il rapporta au fond de sa poche sans s'en douter, elle avait du s'y trouver glissée par mégarde. Il raconta aussi avoir ramené du bétail, vaches et moutons miniatures. Ces animaux ne se sont pas reproduits sur notre sol et ont rapidement disparu de la mémoire collective. Le manuscrit a été repris puis remanié par Jonathan Swift qui en a fait en 1726 une œuvre de fiction dans laquelle il se plaisait à railler la société de l'époque. Certains détails ont été ajoutés pour la commodité de l’auteur, d'autres paraissant insignifiants ont été supprimés. Ce fut le sort de l’enclume qui tomba aux oubliettes. Dans les célèbres voyages, la taille des Lilliputiens passa de deux à six pouces sans autre forme de procès. Il va sans dire que les aventures de Gulliver situées au pays des géants de Brobdingnag, ainsi que les suivantes, sont entièrement sorties de l'imagination de Swift qui exploita le filon jusqu'à son épuisement. Elles sont à classer dans la catégorie fiction au même titre que les bêtises de l'abbé Desfontaines sur le voyage de Jean Gulliver, le supposé fils de Lemuel. Pour tout vous dire, les Gulliver quittèrent Londres pour l’Écosse vers 1750, et comme le nom de famille n'est pas courant, je n'eus aucun mal à suivre la lignée jusqu'à une certaine Mrs Hudson."

"Quant à vous, Watson, j'éclairerai votre lanterne en vous expliquant que c'est à la vue de minuscules traces de pas humains sur le rebord de la fenêtre que j'entrepris d'effectuer mes recherches bibliographiques. Dans un premier temps, j'ai cru délirer des suites de l'abus de haggis. Mais en me penchant plus attentivement sur ces empreintes, j'y détectai, aidé en cela par ma précieuse loupe, le passage d'au moins deux individus munis de bottes à semelle de crêpe qui auraient débarqué d'un petit aérostat dirigeable ayant vaguement la configuration d'une saucisse. Cette profusion de détails me fit admettre que ce que je voyais là était bien réel car les hallucinations s'accompagnent rarement de précisions aussi techniques. Les traces montraient clairement que deux personnes de la dimension approximative de soldats de plomb s'étaient introduites dans la pièce hier après-midi, profitant du fait que Mrs Hudson avait ouvert sa fenêtre pour laisser entrer un soleil généreux. Le temps étant ensuite revenu à la brume, elle referma ses carreaux...J'en déduisis que les deux individus s'étaient retrouvés coincés dans la chambre, cachés quelque part avec l'enclume et attendant une solution à leur problème. À mon retour du Museum, ne sachant trop où les chercher, les possibilités de cachette étant nombreuses pour des personnes de cette taille, je demandai à Mrs Hudson d'ouvrir la fenêtre, en dépit du mauvais temps. Cela eut pour effet immédiat de faire sortir les loups du bois. Depuis le petit matin, ils étaient suspendus avec l'enclume, entre le mur et la coiffeuse, grâce à un ingénieux système de cordes et de grappins dont nous ferions bien de nous inspirer pour gravir les sommets enneigés. Distinguez-vous tout cet attirail sur leurs vêtements, Watson ? Techniquement, ces gens sont en avance sur nous."

Holmes m'invitait à observer les deux spécimens qui se tenaient anxieux sous leur cloche. Je m'inquiétai de savoir comment ils comptaient acheminer l’enclume que nous venions de récupérer derrière les statuettes.

"Toujours avec ce matériel de grimpeur, Watson. Ils l'auraient faite glisser du haut de la coiffeuse jusqu'au sol, et vice-versa remonter sur le rebord de la fenêtre, où leur espèce de saucisse dirigeable les aurait rembarqués. Nous allons maintenant les libérer de cette prison de verre sous laquelle ils vont bientôt manquer d'air, et tenter de les interroger sur le mobile de leur larcin qui, je l'avoue, m'échappe totalement."

Holmes souleva le globe et s'adressa aux deux Lilliputiens : "Je m'appelle Sherlock Holmes et voici le docteur Watson, la personne que vous voyez assise là-bas est Mrs Hudson, la propriétaire de l'enclume. Comprenez-vous ce que je dis ?"

Le plus gracile des deux boucha ses microscopiques oreilles tandis que l'autre nous faisait signe de nous taire. Nous nous rapprochâmes à portée de l'inaudible sabir qu’ils s'efforçaient de crier le plus fort possible. L'un d’entre eux semblait parler l'anglais et nous finîmes par comprendre : "Parlez moins fort où nous finirons sourds avant d'avoir pu nous expliquer !"

Mon ami leur demanda en chuchotant ce qu'ils étaient venus faire exactement en Angleterre, et spécialement dans cette chambre, à part voler une enclume à leur échelle. Celui qui parlait notre langue retira son képi d'où se déroula une cascade de cheveux ébènes, et nous eûmes la surprise de découvrir une très jolie jeune femme au teint cuivré. Elle s'exprimait parfaitement, bien que son discours fut émaillé d'archaïsmes du XVIIe siècle que, pour le confort du lecteur, je ne reproduirai pas ici : "Je suis le lieutenant Evlamia Bornogam de l'aéronef le Courageux de la Marine Volante des États Socialistes Réunis de Lilliput & Blefuscu, et voici le simple matelot Geddar Drunac qui m'accompagne dans ma mission."

La large carrure du matelot nous laissait comprendre que le transport de l’enclume en serait facilité. D'autre part, nous constatâmes avec surprise que Karl Marx et George Bernard Shaw avaient des émules jusqu'au large de la Tasmanie.

"Je suis la seule parmi l'équipage à parler et à comprendre votre langue. C'est pourquoi j'ai été débarquée en compagnie de Geddar au cas où il nous faudrait négocier avec les autochtones...Je vais essayer d'être brève car je ne pourrai hurler ainsi des heures afin de me faire entendre. Depuis que le géant Gulliver est reparti de nos îles voici presque deux siècles, la situation politique s'est complètement modifiée par rapport à ce qu'il vous a sans doute raconté à son retour. Nous avons renversé les deux régimes impérialistes qui oppressaient la population avec des lois stupides décidées par des magistrats qui ne savaient que sauter sur une corde, décidant même à notre place par quel bout manger les œufs à la coque. Les deux îles sont maintenant réunies sous un unique régime socialiste, et c'est le peuple qui décide de tout. Le chenal qui sépare Lilliput de Blefuscu est sillonné par des lignes régulières bourrées de passagers, et les aéronefs obscurcissent le ciel au-dessus de Mildendo, notre capitale. Nous avons beaucoup évolué scientifiquement depuis cette époque. La perspective d’être envahi par les géants occidentaux, dont les navires se font de plus en plus nombreux dans nos eaux au fil des années, nous amena à élaborer une technique de camouflage sophistiquée. Nous projetâmes d'isoler nos deux îles par un champ de force électromagnétique qui éloignerait les intrus sans qu'ils se rendent compte de notre présence...Le projet était parfaitement réalisable grâce à l'avancée de nos connaissances ainsi qu'à une curieuse propriété du fer de nos régions que je ne saurais vous expliquer en détail, ne maîtrisant pas moi-même les sciences physiques. Mais lorsque les travaux furent achevés, il s'avéra, à notre grande déception, que le champ de force n'était pas opérationnel. Après des vérifications poussées, nous découvrîmes que le processus électromagnétique était entravé par la position excentrée d'un morceau de fer lilliputien qui ne se trouvait plus à l'intérieur du champ. Nous le localisâmes dans votre Angleterre avec nos appareils de détection. Nous comprîmes qu'il avait été emporté par Gulliver bien avant que nous puissions en ressentir le manque. Notre gouvernement décida de monter une expédition pour aller le récupérer car le temps pressait, les navires géants se faisant de plus en plus menaçants aux abords de nos eaux territoriales. Un dirigeable fut spécialement fabriqué pour cette opération, et je fus forcée d’apprendre l’anglais en trois mois dans d'ancestraux manuscrits dont le papier moisi se désagrégeait quand je les feuilletais trop vite, pressée par le temps. Le voyage jusqu'à votre pays nous parut interminable tant cette planète Terre ne semble pas à notre mesure, bien que nous en soyons des habitants au même titre que vous. Heureusement la dimension réduite de notre aéronef nous rendait pratiquement invisibles, nous pûmes ainsi rallier Londres sans être inquiétés. Nos détecteurs connaissant avec précision l'emplacement du morceau de fer, nous dûmes attendre l'ouverture de cette fenêtre pour que le dirigeable puisse nous déposer afin de récupérer un objet dont nous ignorions encore la forme et la fonction. Nous savions juste qu'il pesait un bon poids...Voilà, je vous ai à peu près tout dit. Le reste, Mr Holmes, vous l'avez très bien résumé pendant que nous étions sous globe. Le verre a amorti l'onde de vos paroles tonitruantes, et je n'ai pas eu à me boucher les oreilles." 

Nous restâmes sans voix après l'exposé de cet être issu d'une civilisation cachée qui semblait en avance de quelques bonnes dizaines d'années sur la nôtre. En ce temps-là, nos tentatives de s'élever au-dessus du plancher des vaches en étaient à leurs premiers balbutiements. Quand cette charmante jeune femme sortit de l'une des nombreuses poches de sa tenue un objet bizarre évoquant une sorte d'étui à lunettes, la curiosité scientifique me poussa à lui demander de quoi il s'agissait.

"Ne craignez rien, docteur Watson, ce n'est pas une arme. Il s’agit de mon hegulfulo, je ne sais comment vous traduire ce mot, n'en ayant pas trouvé référence dans les archives moisies de nos linguistes. Littéralement, cela signifie "transportable". Il s'agit d'un appareil de transmission du son à distance avec lequel je m’apprête à contacter le commandement du Courageux. Je ne suis pas moi-même habilitée à négocier le rachat de l'enclume puisque je suppose qu’il n'est plus question de la voler. Vous devrez donc étudier cette question délicate avec le capitaine Nelamelo."

Ce lieutenant du beau sexe ne perdait pas le nord, et nous nous inclinâmes devant sa proposition. C'était préférable, car la vision des canons sophistiqués pointés sur nous par les écoutilles de la "saucisse" ayant fait son apparition, nous conforta dans l'idée qu'ils étaient parfaitement capables d'imposer leurs conditions. Il m'a toujours paru invraisemblable que, dans le roman de Swift, le héros ne ressente que de dérisoires piqûres d'aiguilles après avoir reçu une bonne centaine de flèches dans la main. D'autant plus que les Lilliputiens y sont présentés comme trois fois plus grands que dans la réalité. Il va sans dire que je n'avais guère envie de vérifier la justesse de ma théorie. 

Le Courageux, dont les puissants moteurs cessèrent leur ronflement, s'arrima aux barreaux de la fenêtre par des grappins et des filins que nos yeux de géants avaient du mal à distinguer. Je reconnus alors mon cauchemar charcutier en prenant bien soin d'éviter de croiser le regard de Holmes. C'était un superbe appareil, un modèle réduit de la taille approximative d’une barrique de rhum. Une inscription aux caractères inconnus barrait obliquement l'enveloppe de gaz ayant une capacité d’environ deux boisseaux. Dessous, était accrochée, par un système complexe d'entretoises, la discrète nacelle que je n'avais pu distinguer lors de notre précédente rencontre, les voilages de ma fenêtre l'ayant masquée. Les dimensions étonnamment modestes de l'aéronef nous surprirent plus que sa technologie même. Il faut dire que ces engins volants étaient déjà dans l'air du temps, bien qu'on les rencontrât plus volontiers parmi les pages des auteurs d'anticipation que dans la réalité de notre ciel. 

Le capitaine Nelamelo débarqua sur le rebord de granit, entouré de quelques hommes d'équipages dont les uniformes rappelaient vaguement ceux de l'Armée des États confédérés pendant la Guerre civile américaine. Ce personnage corpulent, orné d'une barbe noire qui lui mangeait le menton, paraissait sûr de lui. Il s'adressa à nous dans cette curieuse langue lilliputienne qui allie la rudesse de l'allemand à la fluidité du polynésien. Le lieutenant Bornogam, que je brûlais d'envie d’appeler Evlamia, nous traduisit ses paroles : "Messieurs, je vous salue. Je ne perdrai pas de temps en d'inutiles formules préliminaires, et irai droit au but : Mon gouvernement, que je représente ici, souhaite à tout prix récupérer ce morceau de fer, il y va de notre avenir. Je suis donc autorisé à vous demander ce que vous désireriez obtenir en contrepartie." 

Holmes rétorqua que ce n'était pas à nous d'en discuter puisque l'enclume appartenait à Mrs Hudson. Sur son invitation, notre logeuse, qui était toujours prostrée dans son fauteuil, s'avança vers notre groupe, et quand on lui eut expliqué le problème, sut se montrer à la hauteur des événements : "Je comprends très bien que cette petite enclume vous soit indispensable, aussi je vous l'abandonne et ne demande rien en échange. C’est ce qu'aurait fait mon cher père dans cette situation. Il ne croyait pas en votre existence, mais c'était un homme d'une grande honnêteté et d'un jugement très sûr. S'il était à ma place en ce moment, je suis certaine qu'il agirait ainsi et saurait reconnaître son erreur.

"Madame, ce geste est tout à votre honneur, et j'aurais grand plaisir à ce que vous acceptiez comme cadeau le meilleur fauteuil de mes quartiers. Il est en buffle de Blefuscu et, esthétiquement parlant, remplacera avantageusement le morceau de fer."

"Grand merci, capitaine Nelamelo. Si cette enclume peut sauver votre pays, je ne perds pas au change. Cela me va droit au cœur, même si je suis bien persuadée de ne jamais pouvoir m'asseoir dans votre petit fauteuil."

Pour ma part, je jugeai qu'au cours de ce marché de dupes nous avions été traités comme ces tribus africaines qui cèdent des terrains aurifères contre quelques sacs de verroteries. Je conservai mon opinion par-devers moi, mes compagnons s'estimant satisfaits de ce négoce. Pour sceller cet accord, Holmes proposa d'inviter à dîner nos hôtes qui s'empressèrent d'accepter, les vivres ayant notablement diminué dans la cambuse de leur vaisseau aérien.

Nous retournâmes au 221B où le Courageux s'était élevé pour s'amarrer au bord de la fenêtre de la chambre de Holmes. Mon ami fit grimper tous les membres de l'équipage sur un plateau à breakfast. Il les transporta ainsi jusqu'à la table du salon où il les débarqua sans cérémonie au beau milieu de la nappe. Grâce à l'ingéniosité de Mrs Hudson, nous pûmes leur servir de minuscules tranches de gigot accompagnées de petits pois à la menthe, à raison d'un chacun, bien entendu. Pour avaler ces victuailles, ils avaient apporté dans une microscopique cantine d'osier leurs couverts habituels. L'excellent vin de Beaune détendant peu à peu l'atmosphère, nous osâmes quelques plaisanteries qui furent appréciées à leur juste valeur. Mais quand je lançai que nous avions abandonné l'idée de manger ce soir des œufs à la coque, de peur que nos invités ne se fussent noyés dedans, un silence se fit ressentir quelques instants...Puis l'allégresse générale reprit le dessus. Je compris que dans ces contrées socialistes l'humour avait ses limites, et que j'avais du faire ressurgir d’anciens conflits mal réglés.

J'eus une conversation passionnante avec Miss Bornogam qui me donna l'autorisation de l'appeler par son prénom. J'y appris des choses très instructives sur la codification des rapports entre les sexes au sein des banlieues surpeuplées de Mildendo. Pendant ce temps, les matelots bien échauffés entamèrent une ronde de chez eux autour de l'assiette de Holmes. Sur la nappe, les Lilliputiens grouillaient comme des insectes, et je vis le grand détective jeter un regard attendri sur ce curieux petit peuple. Il trônait tel un dieu bienveillant au milieu de ses adorateurs.

Lorsque nos visiteurs nous quittèrent, ils nous firent jurer de ne jamais révéler leur existence au reste du monde. Les petits humains voulaient rester à l’abri des importuns. Et même si Gulliver avait déclaré autrefois qu'ils étaient trop minuscules pour être réduits en esclavage, et leurs richesses trop insignifiantes pour être pillées, ils savaient bien que la curiosité était un moteur suffisant pour déclencher une invasion. D'autant plus qu'avec le temps présent, elle se donnait des airs scientifiques qui excusaient bien des ravages.

Au terme de cette aventure qui fut une affaire minuscule par sa courte durée, par son déploiement restreint au périmètre du bâtiment 221 et par la dimension réduite de certains de ses protagonistes, tout en étant gigantesque par ses retombées probables dans l'Histoire future de la planète, je terminerai en signalant, au lecteur friand de ce genre de détails, que c'est au cours de cet épisode que j'abandonnai définitivement mes habitudes honteuses de stimulation manuelle, et que Sherlock Holmes se découvrit une passion pour les abeilles.
                                                                                             
                                                                                                    John H. Watson, M.D.




Ce document a été découvert à Londres, parmi les décombres d'un immeuble situé dans Queen Anne Street, après le bombardement aérien par la Luftwaffe du 22 octobre 1940. La jeune femme du Women's Voluntary Service qui l'a trouvé n'a pas souhaité, après en avoir pris connaissance, qu'il soit révélé au public, en ayant jugé certains passages répugnants, et le reste invraisemblable. Seule la notoriété de son auteur a pu éviter qu'elle ne le détruise. Il a été conservé accompagné d'une lettre relatant les circonstances de sa découverte. Oublié au sein d'un fatras de reliques familiales, il réapparaît, après soixante-quinze ans d'occultation, dans la villégiature bas-normande d'une petite-fille moins prude que sa grand-mère. Elle a bien voulu nous confier cette archive aux fins d'en déclarer la teneur.       

Les feuillets d'un papier de bonne qualité, légèrement roussis sur les marges gauches, sont couverts recto-verso de l'écriture violette, sans fioritures, d'un lettré habitué à prendre des notes rapidement. Le manuscrit rédigé au stylo-plume est signé de la main de son auteur. Nous n'y décelons aucun indice qui permette de douter de son authenticité. Le texte contenant des révélations hardies sur la sexualité du docteur Watson, et l'auteur étant habituellement d'une pudeur extrême quant à ces questions, nous pensons qu'il n’était pas destiné à la publication. La promesse faite aux Lilliputiens semble confirmer cette hypothèse, l'adresse au lecteur n'étant qu'un procédé littéraire ou un tic d'écriture difficile à perdre. Nous pouvons alors nous demander à juste titre pourquoi aura-t-il tenu malgré tout à coucher sur le papier cette aventure qui devait rester secrète ?        

Le texte est tardif dans l'œuvre du célèbre biographe, comme le prouve le "voilà tant d'années maintenant" ainsi que sa surprise toute relative quant à la découverte du dirigeable. On le perçoit nettement, les Zeppelins de la Première Guerre mondiale sont passés par là. Le bon docteur, au crépuscule de sa vie, aura voulu se pencher encore une fois sur son mythique passé, mais la liste des aventures non racontées se réduisant comme une peau de chagrin, il se sera rabattu sur cette affaire frappée d'interdit. Si l'on veut bien considérer qu'il s'agit de l'une des dernières à avoir été écrites, ceci nous emmène au-delà de 1926.  

Hormis la précision du mois de mars, les événements décrits ne sont pas datés. Mais nous pouvons supposer, en nous basant sur la chronologie établie par W. S. Baring-Gould, qu'ils se situent dans une fourchette allant d'octobre 1886 à septembre 1888 : Watson y est encore un "vieux garçon", alors qu'a déjà eu lieu l'affaire de la deuxième tache, au cours de laquelle un premier ministre emprunta l’escalier du 221B. L'examen des bulletins météorologiques de l'époque, comparés au temps mitigé et changeant décrit dans cette aventure partiellement obscurcie par le smog, ne nous permet pas de trancher entre fin mars 1887 et fin mars 1888. 

Il n'est pas impossible que nous soyons là en présence du cas non relaté du Matilda Briggs et du rat géant de Sumatra. S'il existe effectivement plusieurs variétés de très gros rats à Sumatra, il nous intéressera beaucoup plus de considérer que la mythique Lilliput est censée se trouver au sud-ouest de cette île. De plus, le terme "géant" fait irrésistiblement penser à la condition de Gulliver parmi les Lilliputiens. Mais nous devrons entreprendre des recherches supplémentaires pour décoder le navire Matilda Briggs qui pourrait bien se transformer en la femme Matilda Hudson, née Gulliver, avant de pouvoir affirmer que Watson aura glissé cette allusion dans le canon holmésien, ne pouvant parler explicitement de cette affaire.    

Face à cette incroyable histoire d'êtres humains minuscules contredisant toutes les théories évolutionnistes, ce qui est d’ailleurs évoqué dans le texte lui-même, nous ne pouvons que rester perplexe. N'ayant pas retrouvé trace de documents à la British Library confirmant ces allégations, n'ayant pas lieu non plus de douter de l'entier caractère fictif de l'œuvre de Swift, et la communauté scientifique ne s'étant toujours pas aperçue d'une quelconque anomalie électromagnétique au large de la Tasmanie et au sud-ouest de Sumatra, nous n'avons que le témoignage du docteur Watson comme point de départ. Ce qui ne suffira pas comme argument pour financer une expédition scientifique dans les eaux de l'océan Indien recelant encore quelque mystère, nous en sommes convaincu. 

Mais cela n'infirme en rien la valeur de ce manuscrit. Compte tenu de la rareté des documents sur le comportement sexuel et sur les pratiques afférentes des Anglais de l'époque victorienne, les confessions du docteur Watson sont les bienvenues. Elles méritent de figurer sans rougir parmi les ouvrages de référence, et ne devraient pas, à leur modeste façon, déparer sur les rayonnages spécialisés, au côté des onze volumes de Ma vie secrète.