Cher fils,
Hier soir, j'ai regardé La Vie d'Adèle ― Chapitres 1 et 2 (Blue is the Warmest Colour). Comme je le pensais, ce film est effectivement beaucoup mieux que La Graine et le Mulet du même réalisateur, il n'y a pas photo (ah ! ah !). Léa Seydoux en lesbienne virile, c'est un peu plus subtil que Josiane Balasko autrefois. Cette gamine au visage de pucelle préraphaélite, que je voyais si féminine dans ses autres rôles, m'époustoufle de plus en plus. Jusqu'où ira t-elle après ça ? L'autre, Adèle jouant Adèle, que je découvre, m'inspire moins confiance. Si ce personnage est fait pour elle, du sur-mesure flagrant, percer ensuite avec autre chose lui sera plus difficile. Mirettes de chien battu et quenottes de lapin vont la coincer dans un répertoire de victimes, et son très beau cul ne suffira pas à la sortir des collets qui lui seront tendus.
J'ai trouvé le film assez futé, soufflant de la poudre aux yeux de Christine Boutin. Dans cette histoire d'amour, l'homosexualité mise en avant par la critique et les médias n'a que peu d'importance. Elle est banalisée et admise par à peu près tous les personnages, y compris par ceux qui ne savent pas ; rien ne laisse supposer le contraire. Les parents d'Adèle, à qui la chose est cachée, intéressent peu Kechiche. On ne saura donc pas par la suite s'ils l'auront bien pris quand leur fille majeure et moins chaperonnée se sera mise en ménage avec sa belle gouine aux dents de loup, et l'on s'en fout un peu, le vrai sujet du film étant ailleurs.Ce qui motive l'examen approfondi de cette passion somme toute anecdotique entre deux femmes, c'est la fracture culturelle qui se superpose à une fracture sociale légère, un peu douce (on n'est pas dans le gouffre lillois opposant les deux familles du Long Fleuve Tranquille). Entre les succulentes pâtes maison à la bolognaise et les huitres de chez un traiteur branché, entre un gagne-pain rassurant d'institutrice et la navigation à vue du statut d'artiste peintre, entre un parler fruste, souvent fait de négations devant les crimes découverts, et les discours flûtés bien qu'un peu creux sur l'art de Schiele mesuré à celui de Klimt, entre Questions pour un Champion en fond sonore et la Loulou de Pabst projetée sur écran nonchalant, tout est là qui montre pourquoi ces deux filles ne finiront pas leurs vies ensemble. Ce conte initiatique d'un torchon chez une serviette est impitoyable.
Quant aux scènes de bidoche claquée, pincée et enduite de salive qui ponctuent la relation d’Emma et d'Adèle, elles sont assez plaisantes à l’œil, et aussi goulues, pulpeuses et charnues que les nues peintes ou sculptées qu'elles contemplent ensemble à la Piscine de Roubaix.
Donc, même si ce n'est pas le chef-d’œuvre que tu prétends, j'ai passé un agréable moment devant ce film de trois heures qui ne m'a pas paru trop long une seule seconde. Je te remercie de me l'avoir conseillé. Cependant une chose m'intrigue : toi qui affirmais naguère être ennuyé par les histoires d'amour, je suis un peu surpris de ton engouement pour celle-ci. Mais peut-être as-tu commencé ton propre Bildungsroman.