lundi 29 août 2016

*Ghorto 10




















Cette idée de promenade était stupide : avec la pénurie de vivres bien installée, nous aurions dû garder le peu de forces qui nous restaient pour la cueillette.

Le directeur s'en mord les doigts ; j'ai voulu faire comme lui : d'abord ça donne un goût prononcé de pouvoir au fond du palais, de puissants effluves de représailles se dégagent ensuite.

Quant à la chasse, c'est une activité hautement risquée : excepté les boomerangs que nous n'avons pas, quelles armes confier à des prisonniers sans qu'ils les retournent contre leurs geôliers ?

Knock a trouvé un compromis en rapportant un plein panier d'escargots : cinquante nuances de petits-gris ; Élise le regarde dans les yeux, intriguée.

Harpagon adapte ses instruments pour en faire des pièges ; il pense que les animaux seront plus faciles à attraper que les aveux ; pour ce qui est de l'appât du gain, nous lui faisons confiance.

Nos deux bourreaux s'activent : un rendez-vous est pris, quelques bestioles aussi ; Élise examine le poulet, indécise sur la recette à adopter face à une proposition qu'elle craint volage.

Pendant que son père pose des pièges pour attraper les lapins, elle pose un lapin pour ne pas tomber dans un piège.

Knock est déçu : pour une fois qu'il avait l'opportunité de torturer une personne qu'il apprécie, ça l'aurait changé du boulot ; dommage que le détenu Sade soit à Vincennes, il aurait aimé prendre conseil auprès de lui.

Je suis devenu si maigre que je pourrais très bien me glisser entre deux barreaux ; ici il n'y en a pas, mince alors !

Si nous avions su, nous aurions planté des patates à notre arrivée ; le prétendu abbé Faria se ferait maintenant une joie de nous les bêcher...

lundi 22 août 2016

*Ghorto 9






















Pour compenser l’extrême exiguïté de nos cellules de toile, on institue le rituel quotidien de la promenade ; le détenu Walser – un fou qui se croit dans une clinique psychiatrique – a déjà sorti sa canne et son chapeau. 

Le directeur nous rappelle que notre camp n'est pas un centre aéré, que nous devrons rester concentrés sur notre état de prisonniers ; un tatouage de poulet fermier barré de rouge sur l'avant-bras nous servira de pense-bête. 

Nous dévions l'itinéraire de nos gardiens en tirant sur nos laisses pour renifler le fossé à l'écart ; faute de lampadaires, certains d'entre nous font de la rétention urinaire. 

Moi Przewalski, je pisse dru ; pour le reste, j'applique le conseil que me donna autrefois un cheval arabe : si tu ne vas pas à la selle, c'est la selle qui viendra à toi. 

Dernière ruse de Knock pour briser mon silence et, accessoirement, le train-train de ma vie trop casanière : il a ouvert un casino sous sa tente ; au jeu des petits chevaux, moi Przewalski, j'obtiens toujours le numéro six, pourtant je ne suis pas un numéro, je suis un cheval libre ! 

Sachant que le taux de redistribution des gains est de quatre-vingt-dix pour cent, Harpagon se refuse à employer ce genre de méthode. 

Élise est bien la fille de son père : elle maîtrise parfaitement la cuisson des nèfles, alors que les premières gelées sont encore loin. 

C'est un fin cordon bleu : son spaghetti moisi est unique. 

À vue de nez, je dirais que nous dépérissons à vue d’œil ; une carence en vitamine A m'empêche d'être plus précis, mais il est clair que nous flottons dans nos uniformes.

Nos réserves ont filé à l'anglaise : en mangeant maladroitement sa soupe de misère, le prétendu abbé Faria a mis au jour un tunnel sous la manche détrempée de sa chemise...

lundi 15 août 2016

*Ghorto 8
























La prison rénovée est prête à nous accueillir mais comme le temps est au beau, le directeur – qui a toujours vécu à nos côtés – a décrété la prolongation de notre villégiature.

Quelques toiles d'araignée garnissaient les angles de mon ancienne cellule ; ici, dans ce pré, rien de discret : toile de près ; toile de fond ; toile de tente ; il ne manque plus que l'accès au web.

Un fossé à l'écart nous sert à soulager nos besoins naturels ; l'intendance, toujours problématique, renâcle à nous fournir le papier ; pour ma part, je me dépanne avec les pages du chapitre XIII de l'exemplaire de Gargantua que j'ai pris à la bibliothèque de ma vieille prison avant notre départ : voilà bien un prêté pour un rendu.

Par contre, j'ai fort apprécié l'acte de proctologie dispensé par mon gardien à l'aide du canon de sa mitraillette ; sans doute trop de riz blanc dans le rata quotidien qui nous échoit.

Les cuisines sont rachitiques, les portions incongrues, le personnel volatil ; Harpagon, aussi calculateur que l'intendance, propose d'y mettre sa fille au piano.

Proposition acceptée : Élise est arrivée pour prendre ses fonctions ; cette jeune fille est si gracile que ses pieds sentent le fromage allégé.

Maître Knock, par l'odeur alléché, se prend pour un bourreau des cœurs ; il révise son manuel de cardiologie en se caressant la barbe.

Chaque jour est un vendredi noir crucifiant nos intestins grêles de Robinsons que la bile déserte.

Dans sa prison de la Catedral, le détenu Pablo Escobar se faisait livrer du caviar à la louche, des soufflets au fromage pour avoir pincé les fesses des serveuses, des prostituées au dessert et des religieuses au café ; il n'y a pas de justice.  

Malgré la raréfaction des vivres, le prétendu abbé Faria jubile : rien ne creuse mieux que d'avoir faim...

lundi 8 août 2016

*Ghorto 7



Hormis la toile de nos tentes, cette prison temporaire n'a ni toit ni murs ; en revanche, le sol est bien trop tangible : j'en viens à regretter l'infecte paillasse de mon ancienne cellule.

J'aurais beau prier le ciel de m'ouvrir son noir manteau scintillant, jamais je ne pourrais mettre le grappin sur les étoiles : leurs branches n'ont rien de la concrétude des patères.

Seul le soleil levant pourrait me hisser vers lui ; ceint de la rosée du matin, je m’envolerais comme Savinien de Cyrano de Bergerac qui connut maintes prisons sidérales.

Il y a eu une brève série de vols à l'intérieur du camp ; on soupçonne le détenu Papillon de ces larcins éphémères.

À l'orée du pré, là où rien n’a été fauché, de grandes berces montent la garde comme des nounous au jardin public ; leurs ombelles prennent un air d'ombrelles.

Au beau milieu de notre terrain encombré, un massif de Lupini angustifolii se faufile dans la ruelle qui sépare si peu deux rangées de nos tentes : l'inspecteur Ganimard va encore en perdre son latin.

Aucun barbelé n'enclot ce camp : ce sont les ronces qui forment les murs, rendant épineuse la moindre tentative d'évasion, sans compter les orties qui irritent tout le monde.

Sans lever le petit doigt, Harpagon me les brise menu ; quelle économie de moyens !

Knock est sournoisement jaloux de ce succès : il me cherche des poux dans sa barbe.

Il n'y a que le prétendu abbé Faria à garder son calme ; il pense avoir découvert que notre camp se situe dans la Creuse...

lundi 1 août 2016

*Ghorto 6























À l'évidence, les autorités souhaitent écraser le crime dans l’œuf, et cet œuf est ma cellule.

Les travaux ont commencé pour agrandir la prison ; le nombre des cellules augmente rapidement : on divise les anciennes en posant des cloisons ; en fait, on n'agrandit rien.

Une surprenante parthénogenèse a lieu dans l'enceinte du bâtiment décrépit ; les ouvriers accomplissent des miracles.

Pendant la grossesse, nous sommes transférés dans un camp provisoire ; je suis dans l'attente sous la tente.

Nous sommes installés dans un pré carré négatif où règne la précarité : c'est le monde extérieur qui se fortifie contre nous.

Il semble y avoir quelques problèmes d'intendance : nous en sommes réduits à manger des sardines.

Attaché à un piquet de ma tente, j'endure un supplice digne d'une chèvre sans qu'Harpagon perde son temps ; le temps c'est de l'argent.

Knock se fait bourreau de campagne ; sa barbe pousse au rythme des artichauts.

Une taupinière bruisse sous ma tente : le prétendu abbé Faria revient de chez le détenu Valjean ; l'amour est aveugle.

Des cordes, des câbles à profusion – et des scoubidous –, mais rien à escalader, si peu à franchir : le plat pays que voilà ! j'attendrai mon retour à la prison pour essayer à nouveau de m'évader...