jeudi 29 septembre 2011

Encager tous les chants d'oiseaux en 4'33"

(Pour un ami souffrant d'acouphènes, un exorcisme...)



Il y a bien longtemps en des périodes devenues légendaires, des chasseurs-cueilleurs nus changèrent de tactique. Fatigués d’envoyer au hasard leurs javelots, il leur vint l’idée de creuser un trou dans le bruit. Après avoir pelleté des gazouillis d’oiseaux, des conversations de vieilles femmes et des souffles de vent qui formèrent un monticule de gravats sonores, ils descendirent dans l’excavation muette et s’y placèrent bien au centre. Dès lors, il leur devint facile de repérer le gibier à l’oreille. Celui-ci était au bord du trou, là où commençait le mur du son, le murmure, le bruissement. Auparavant, seulement un javelot sur sept atteignait sa cible. Ils baptisèrent cette nouvelle technique de chasse "six lances" en raison des nouvelles performances.
Les chasseurs astucieux prospérèrent tant et si bien qu’ils fondèrent des civilisations. Devenus bergers, ils se ramollirent et rêvassèrent. Ces premiers philosophes gardiens de troupeaux comprirent qu’un enclos ne vaut que par sa clôture, qu’un trou n’existe que par ses limites, que le silence ne se révèle que par le bruit qui l’entoure. Les nuits d’insomnie, il faut un chien aboyant au loin, un enfant qui gémit doucement dans son sommeil, pour mettre en évidence ce grand principe. Le silence a besoin de petits événements limitrophes qui le circonscrivent. Imaginer le silence total dépasse l’entendement, il est impossible de ne rien entendre. Le silence est relatif, nul ne peut concevoir un trou dans le vide. Quand le chien s’est tu, quand l’enfant a quitté son rêve d’inquiétude, il reste le bruit des molécules d’air qui s’entrechoquent. Se boucher les oreilles est comme fermer les yeux pour voir l’intérieur de ses paupières, on entend ce qui se passe dans sa propre tête.
Les bergers, qui perçaient des trous dans les roseaux pour en faire des flûtes, apprirent que la musique la plus ensorceleuse est aussi la plus silencieuse. Les savants confirmèrent la chose en expliquant que le vide attire tandis que la matière repousse. Le bruit est comme une vessie de porc que l’on gonflerait à volonté, il occupe toute la place et contraint à s’éloigner. La jeunesse aime à lutter contre des forces qui la dépassent, même si le combat est perdu d’avance. C’est pourquoi elle aime la musique bruyante qui dévaste tout sur son passage tel des  cadeaux emballés. L’âge et la fatigue venant, l’auditeur est moins enclin à prouver sa bravoure. Il se laisse séduire par des styles plus reposants et tout aussi charmeurs que les serpents de son printemps qu’il fallait lover à tout prix. Sur la fin, le silence est un puits où il est tentant de se pencher, c’est là le propre des puits et c’est la nature des vieillards que de s’y jeter.
La complexité de la musique ne faisant que croître au fil des millénaires, il fallut bien qu’en 1952 un olibrius inventa le morceau de silence. La partition de John Cage ne se joue pas, elle s’écoute. Les ignorants prétendent qu’on n’y entend rien, c’est bien la preuve qu’ils sont ignorants puisqu’ils n’y entendent rien. C’est en fait le public qui interprète le morceau de façon totalement aléatoire. Il n’est pas dans la confidence et agit spontanément : raclements de gorge discrets pour ne pas déranger et toussotements fiévreux. Les grands soirs, peut-on espérer un éternuement plus consistant, un rire nerveux, voire une chaise qui se dérobe dans un fracas métallique. Il n’est pas exclu qu’une femme enceinte accouche en poussant ses grandes respirations de parturiente. Cela ne s’est pas encore produit bien qu'il y ait souvent un médecin dans la salle.
Il est à craindre qu’un jour on rebouche complètement le trou dans le bruit en plaçant au beau milieu des spectateurs d’énormes enceintes accouchant d'un enregistrement des Rolling Stones. Paint It Black pourrait donc être considéré comme une oeuvre de John Cage. Comme en théorie il est possible de le  remplacer par n’importe quel enregistrement, le patrimoine sonore mondial deviendrait ce morceau de John Cage. 4'33" se transformerait en un gigantesque trou noir aspirant la matière musicale dans un rayon dépassant de loin ceux des grandes surfaces. Il suffirait alors qu'une major du disque rachète ce seul morceau de silence pour devenir maître du monde en toute légalité, sans se faire la belle. Les œuvres dépassant la durée de quatre minutes et trente-trois secondes pourraient être saucissonnées en un certain nombre de segments que l’on prendrait soin de proposer dans autant de versions accolées que nécessaire.
Pour lutter contre cela, il sera bon de tirer les enseignements d’un processus identique qui s’est déjà produit dans la littérature. Jorge Luis Borgès a décrit dans sa Bibliothèque de Babel un lieu où seraient conservés tous les livres réalisables à partir de la combinaison sans fin des caractères alphabétiques, tant ceux déjà écrits que ceux restant à écrire. Il croyait ainsi s’approprier les œuvres complètes de la littérature mais c’était sans compter sur Pierre Ménard, un de ses propres personnages, qui le remit à sa place en prouvant, dans une autre nouvelle, qu’on pouvait très bien réécrire mot pour mot le Quichotte de Cervantès ou tout autre texte, y compris la Bibliothèque de Babel, et s’attribuer cette nouvelle version strictement identique à l’ancienne, à la virgule près. Le propos n’étant pas ici d’exposer la démonstration de ce tour de passe-passe, nous nous contenterons d’affirmer que cela fonctionne effectivement. Les lecteurs sceptiques voudront bien se reporter aux œuvres du maître argentin pendant que nous retournons sur-le-champ dans la fosse orchestrer le sauvetage du monde musical des griffes de l’horreur mercantile, un univers sale, des cris émis, une guerre des nerfs que le sot nie. Il suffira donc aux Rolling Stones de rejouer note pour note la version de la pièce de John Cage qui les intéresse et le monde sera sauvé. C'est ainsi que je vois une porte de sortie rouge et tel est repris qui croyait prendre...

Notes :
-La minute de silence est une toute autre affaire. Espèce d'équivalent civil à la prière, ce truc bâtard m'ennuie. Je ne crois en rien et n'ai pas besoin de succédané. Pas d'aspartame dans l'athée.
-Je ne remercierai jamais assez John Cage de m'avoir permis d'interpréter à la perfection cette pièce au piano. Moi qui reste sur la touche, au clair de la lune, quand il faut utiliser plus d'un doigt. Tous les jeux me sont interdits à la guitare, grâce à son génie un seul est dans mes cordes. Je ne me refuse plus rien, theremin, violon, berimbau, trompette, grandes orgues, psaltérion, chalemie, contrebasse, tout y passe.
-En le récitant d'une voix pressée tout en restant intelligible, mon texte occupe quatre minutes et trente-trois secondes de votre temps. Entraînez-vous, chronomètre en main !   

mardi 20 septembre 2011

Ne plus raser les murs et sortir de l'impasse belge

Tous les matins de mon existence adulte, devant le miroir constellé d’impacts de jets de sébum et de chiures de mouches séculaires, j'entreprenais une chorégraphie un peu rasoir exécutée au quart de poil sur le parquet cireux de mes joues. Les pauvresses en avaient la barbe de ce rituel journalier, elles préféraient de loin la valse tendre des caresses nocturnes de mains expertes à la sarabande intrépide des couteaux tournoyants et bourdonnants qui retentissait dans la salle de bain. J'étais tenté de les sermonner en leur expliquant qu’une peau lisse donne de l’assurance et maintient l’ordre du visage, mais il était inutile de leur passer un savon puisque je me rasais électriquement. Mon engin à trois têtes rotatives, un cerbère abrasif aboyant aux portes de l’enfer diurne, décrivait des cercles de chien enchaîné qui, tel un Attila raté, traçait un sillon où l’herbe repoussait dès le lendemain. Sur la piste glaciale et crevassée, la faucheuse de la mort chaussée de patins affûtés entamait des circonvolutions écervelées, des figures plus obscures que celles d’Holiday On Ice, des tracés plus incompréhensibles que ceux de Nazca. Arrivé à l’âge mur, je pratiquais l’instrument avec une grande justesse de ton. Mon interprétation était parfaitement régulière et ne connaissait plus les variations et autres soubresauts propres à la jeunesse. Quel adolescent découvrant les affres du rasage n’a pas hésité devant le chemin à prendre, entraînant ses lames vers des trajets douteux sur des airs incertains. Le vrombissement monotone du rasoir n’incitait guère à l’évasion mais au gré de mes rêveries matinales de bâilleur invétéré - de bâilleur de fonds faudrait-il dire, quand on sait de quelles profondeurs remontent ces trésors de l’inconscient - le bourdonnement de l’orchestre rouge, écorchant au passage la partition, se métamorphosait en air à danser : sardane cromagnonesque sous l’arête du nez à l’entrée des grottes, tango sur les plaines pourtant si peu argentines de mes joues, clavecin bien tempéré sur mes tempes, tyrolienne jodlée sur le pic du menton et pour finir, la samba meurtrière que l’on danse dans les coupe-gorge de Rio et dont on ressort écorché vif. Et quand la peau me brûlait d’avoir trop guinché, l’épiderme s’enflammait comme un bal tragique que seul apaisait un flot d’après-rasage jaillissant à gros bouillons d’une lance à incendie, un prêtre bénissant les cadavres sur le champ de bataille. Après le sabre, le goupillon !
Verdun, c'est la fin, et dire que c'était le visage de mon premier labour. Verdun, c'est la fin, je ne crois pas que j'y retournerai un jour. Les tranchées ont cicatrisé et les poilus ont repoussé l'ennemi d'abord, puis repoussé simplement, raides et piquants comme des baïonnettes au combat, plus doux après un mois de permission, herbes folles maintenant d'un ancien champ de bataille visité par des touristes acariens que je renvoie avec des cartes postales et du shampoing. Je ne rase plus les murs, je me caresse le poil. Le rouge brique est désormais moquetté de gris et la volupté est tapie là-dedans comme un clitoris sur le chemin des dames.   

lundi 5 septembre 2011

Jouer et souffler les murs

La trompette est à la trompe ce que l’éléphanteau est à sa mère et pour comprendre les origines de l’instrument, il nous faut remonter en pirogue express le sinueux fleuve de l’Histoire jusqu’aux temps bibliques. Il y avait alors du côté de Jéricho des entreprises de démolition dont la réputation a franchi les âges pour nous parvenir intacte. Ces spécialistes de l'euthanasie du vieil immeuble utilisaient de gigantesques trompes dont les trains d'ondes sonores faisaient s’écrouler les murailles les plus durailles. Leurs tarifs exorbitants les poussaient à s’entendre plus volontiers avec les promoteurs véreux qu’avec les particuliers. Les adeptes de la tabula rasa, avides de rebâtir du flanc sur les ruines fumantes s’entendaient comme cochon avec les démolisseurs, partageant pots-de-vin et litres de rouge. On n’a jamais vraiment compris le fonctionnement des trompes de démolition, de quelle façon elles concentraient à ce point les ondes sonores pour les rendre aussi percutantes. Le mystère reste entier et l’ébriété constante des joueurs de trompe n'explique pas comment ils maîtrisaient leur outil de travail. Ces anti-maçons mettant les murs à leurs pieds étaient souvent pleins comme des amphores et méritaient bien leur surnom de "jerricanes de Jéricho". Pendant ce temps-là, le particulier suait sang et eau pour se percer une malheureuse fenêtre afin que son quatorzième rejeton eût une chance d’apercevoir la lumière du jour. Le particulier favorable à toute espèce de progrès rêvait régulièrement d’un modèle réduit de trompe qui aurait pu découper proprement dans les murs de gentilles ouvertures. Il rêva si fort que le songe, dédaignant l’oreille d’un sourd, tomba dans celle d’une petite entreprise qui proposa la miniaturisation immédiate de l’énorme trompe. La trompette se vendit comme des petits pains parmi la classe populaire. Les masures de l’époque ne possédaient pratiquement pas de fenêtres et les gens manquaient d’air et de lumière. Les temps étaient obscurs et étouffants et le succès de la trompette se répandit comme une traînée de poudre d’abord au Moyen-Orient puis dans le reste du monde. Il subsiste en Angleterre un témoignage des cris de joies que poussa le peuple nouvellement pourvu en aération et en luminosité : wind !, auga !. Ce sont le vent et l’œil dans la  vieille langue, nous donnant window, la fenêtre dans celle d’aujourd’hui.
Ce n’est pas sans à propos si nous évoquons la perfide Albion puisque nous allons réemprunter notre pirogue express pour dévaler la grande chute des siècles afin de nous débarquer en aval vers le XIIème du côté de Nottingham. En ces temps héroïques, un fantasque Saxon menait une guerre de résistance contre les abus de l’occupant normand. Ce redresseur de torts se faisait appeler Robin des Bois, une ruse pour tromper l’ennemi car son vrai nom était Robin des Cuivres. Opérant depuis un camp retranché au cœur de la forêt de Sherwood, cet homme et sa bande écumaient la région, volant aux riches pour redonner aux pauvres. Afin de s’assurer un minimum de succès dans leur entreprise, ils disposaient d’une arme redoutable : la trompette. On avait découvert depuis longtemps que cet instrument pouvait percer bien autre chose que les murs. Inoffensive sur les surfaces molles qui en absorbaient les ondes sonores, elle se révélait terriblement efficace contre les cœurs des Normands aussi durs que la pierre. Il ne faisait pas bon pour ces riches affameurs, collecteurs d’impôts et shérifs, s’aventurer sous la ramée au risque de tomber sur une embuscade au détour d’un chemin forestier. C’est pourquoi les convois normands étaient fort pressés de traverser la forêt de Sherwood. Ils appuyaient sur le champignon, obsédés par les trompettes de la mort. Les forces s’équilibrèrent lorsque les Normands eurent l’idée de garnir leurs boucliers avec du mou de veau annihilant les effets des ondes sonores. Ce trait de génie leur fut soufflé par un certain Russell ou Roussel, artisan tripier de son état, qui voyait là une bonne occasion de se débarrasser à bon compte d’un stock d’invendus. Un de ses descendants reprit le procédé pour l’adapter aux voies ferrées, entamant un lent processus de ramollissement des chemins de fer britanniques. On vit même quelques seigneurs s’équiper d’armures complètes en mou de veau. Ces espèces de poitrines farcies dégageaient une odeur pestilentielle sur les champs de bataille, leur donnant un avantage certain sur l’ennemi. Les Saxons suffocants avaient bien du mal à jouer de l’instrument fatal tout en se pinçant l’appendice nasal. Ceux qui l’avaient suffisamment retroussé y parvenaient mieux que les autres. L’expression "avoir le nez en trompette" nous est restée de cette époque. Raconter le dénouement de ces affrontements prendrait le temps qu'il faut pour lire un roman que je n'ai pas envie d'écrire. Pour faire court, l’avènement vers la fin du Moyen-Age de la poudre à canon entraîna une rapide extinction de la trompette en tant qu’arme, mais l’instrument avait plus d’une corde à son arc.
On dit que la musique adoucit les mœurs bien qu’il soit possible de répertorier de notables exceptions à cet adage, comme les fanfares militaires et les chants des supporters sportifs. La trompette se recycla donc dans l’attendrissement des cœurs, une activité plus pacifique que sa précédente vocation d’éclatement des organes. Elle était une arme blanche, elle devint un outil noir. La guitare d’ouvrier agricole ayant totalement exprimé le peu de jus qui restait dans le blues, la trompette prit le relais avec le jazz, implacable machine identitaire offrant au peuple afro-américain une musique classique comme arrière-plan à ses combats. Chaque fois qu’un gars avait rêvé la nuit dernière d’un monde plus juste où les noirs avaient leur place, on croyait entendre comme émanant du songe, bande sonore de sa vision, de mélancoliques couacs perpétrés par des joues d’ébène se gonflant et se dégonflant tel le soufflet de la forge et le crapaud-buffle réunis.
Attardons-nous dans la vie d’un de ces musiciens inventifs dont l’Histoire ingrate n’a pas retenu le nom. Amarrons solidement la pirogue et utilisons l’indicatif présent, à la grande joie des lecteurs que l’imparfait révulse, que le passé simple horripile. Le trompettiste habite un meublé aux murs défraîchis, sous les combles. Chaque soir, il traverse le magasin de farces et attrapes du rez-de-chaussée pour rejoindre le club minable qui lui permet de survivre en s’époumonant sur sa compagne de métal. La vie est dure à Chicago pendant la Prohibition mais il essaie de tenir le coup sans trop penser au lendemain, et le lendemain se pointe fatalement avec une de ses vacheries dont il a le secret. Un mauvais matin après ses ablutions sur une faïence jaunie auprès d’un robinet rouillé, il découvre sa trompette bouchée. Le drame n’est pas là où vous pensez, l’homme n’est pas fauché au point. Ses maigres économies lui permettraient tout juste de s’enquérir d’un plombier s’il y en avait un de disponible. Par malheur, les représentants de cette profession semblent aussi débordés que les baignoires qu’ils négligent. Il faut signaler à leur décharge que les gangsters du coin ont réquisitionné tous les chalumeaux, occasionnant un sacré retard dans l’entretien des tuyauteries et des soudures difficiles en fin de mois. Le musicien ne désespère pas, il existe certainement un moyen de déboucher l’instrument. Le pavillon est obstrué par un corps étranger de provenance inconnue. Cela ressemble à un gros champignon. Aurait-il poussé là mystérieusement en l’espace d’une nuit ? En faisant coulisser un fil de fer par l’embouchure, il doit être possible d’éjecter l’intrus. Après quelques essais, il faut se rendre à l’évidence, tout cela coulisse très mal, n’est pas trombone qui veut. Abrégeons cette journée passée en d’infructueuses tentatives pour se débarrasser du problème et gagnons le soir sur un trottoir de Chicago où notre homme, la mort dans l’âme, se rend à l’Émeri, son club à l’ambiance abrasive, en pensant que jouer de la trompette n’offre déjà pas grands débouchés, mais alors là !… Alors là rien du tout ! Parce que le patron, qui commençait à se fatiguer de l’exubérance stylistique du trompettiste, est bien content de l’entendre mettre la sourdine. Cette nouvelle sonorité un peu étouffée, aux accents enjôleurs, ramène les clients vers le bar où les entraîneuses attendent de pied ferme. Les rires fusent, les larmes perlent, les biftons pleuvent, la trompette bouchée à l’Émeri est un succès.
La contribution du peuple noir au perfectionnement de la trompette ne s’arrêta pas là. Nombreuses furent les innovations qu’il serait fastidieux d’énumérer toutes. Le temps nous est précieux et dans l’espoir d’en gagner un peu, nous nous limiterons au cas de ce géomètre qui prétendait mesurer avec précision les distances entre les êtres. Il avait découvert que les personnes insensibles à son jeu de trompette renvoyaient les ondes sonores vers leur origine, transformant ainsi l’instrument en un radar correct qui lui permettait d’évaluer ce qui le séparait d’eux. Cette prise de conscience n’avait d’autre but que de réduire les miles entre les auditeurs et sa musique, elle déboucha sur un vaste projet de rapprochement qui connut son heure de gloire sous le nom de miles device.
Et voilà que tout en conférant nous nous sommes laissés porter par le courant, le raclement de la pirogue contre le débarcadère nous prévient que notre voyage est terminé. Nous voici revenu dans ce bel aujourd’hui où la trompette prospère, youp la boum ! La java s'étrangle, le jazz lui noue garrot. Qu’il soit à pipe et moustache ou à joint et tignasse, qu’il soit pantouflard ou illuminé, de Louis Armstrong à Don Cherry, l’amateur se repasse sans fin les enregistrements mythiques. L’instrument aime aussi à s’évader de ce carcan culturel qui l’enserra une bonne partie du siècle écoulé. Il se plait à infiltrer les accords mineurs du rock de ce ton mélancolique du cuivre qui patine la musique des Tindersticks. De son côté, l'électronique la nique, la mixe et la remixe d’excellente façon et souvent, dans les raves, on ne piétine pas bêtement les betteraves.
N’en croyez pas pour autant que la trompette ne soit devenu rien d’autre qu’un banal instrument de musique. Sa fonction première lui échoit toujours : il y a tant de brèches à percer dans les murs pour y installer des fenêtres de tolérance, des baies vitrées de justice, des lucarnes de compassion, des meurtrières de vigilance et quelques vasistas de schadenfreude que je me défoule. Quant à l’ancêtre la trompe, elle a pris sa retraite depuis longtemps. Les immeubles d’aujourd’hui s’éradiquent à l’explosif, voire à l’avion de ligne bourré de passagers. À ce propos, nous nous apprêtons à fêter le dixième anniversaire de la réalisation de Ground Zero qui fut, ne l'oublions pas, le premier happening géant organisé par un collectif musulman. Les artistes d'Al-Qaida se convertissaient enfin aux pratiques de l'art contemporain occidental, surpassant d'un coup fumant les pétards mouillés du mouvement Fluxus et les pianos en chute libre de Dali. Il était plus que temps. Persister dans l'arabesque tapissière et la calligraphie de mosquée leur aurait condamné à jamais les portes de l'avant-garde.               

Note : Les bricoleurs suffisamment expérimentés désirant se lancer dans la réalisation de rails en mou de veau, sont vivement encouragés à consulter l’excellent ouvrage Impressions d'Afrique de Raymond Roussel, disponible s’il en reste aux éditions Jean-Jacques Pauvert. Aux fins de mieux les aiguiller parmi les innombrables rayonnages des librairies, signalons le beau rouge cerise de la couverture, si toutefois dans quelque échoppe trop ensoleillée le dos ne se soit métamorphosé en un orange fadasse. Ce qui est arrivé à mon exemplaire de Locus solus, du même auteur et dans la même collection.