(Pour un ami souffrant d'acouphènes, un exorcisme...)
Il y a bien longtemps en des périodes devenues légendaires, des chasseurs-cueilleurs nus changèrent de tactique. Fatigués d’envoyer au hasard leurs javelots, il leur vint l’idée de creuser un trou dans le bruit. Après avoir pelleté des gazouillis d’oiseaux, des conversations de vieilles femmes et des souffles de vent qui formèrent un monticule de gravats sonores, ils descendirent dans l’excavation muette et s’y placèrent bien au centre. Dès lors, il leur devint facile de repérer le gibier à l’oreille. Celui-ci était au bord du trou, là où commençait le mur du son, le murmure, le bruissement. Auparavant, seulement un javelot sur sept atteignait sa cible. Ils baptisèrent cette nouvelle technique de chasse "six lances" en raison des nouvelles performances.
Les chasseurs astucieux prospérèrent tant et si bien qu’ils fondèrent des civilisations. Devenus bergers, ils se ramollirent et rêvassèrent. Ces premiers philosophes gardiens de troupeaux comprirent qu’un enclos ne vaut que par sa clôture, qu’un trou n’existe que par ses limites, que le silence ne se révèle que par le bruit qui l’entoure. Les nuits d’insomnie, il faut un chien aboyant au loin, un enfant qui gémit doucement dans son sommeil, pour mettre en évidence ce grand principe. Le silence a besoin de petits événements limitrophes qui le circonscrivent. Imaginer le silence total dépasse l’entendement, il est impossible de ne rien entendre. Le silence est relatif, nul ne peut concevoir un trou dans le vide. Quand le chien s’est tu, quand l’enfant a quitté son rêve d’inquiétude, il reste le bruit des molécules d’air qui s’entrechoquent. Se boucher les oreilles est comme fermer les yeux pour voir l’intérieur de ses paupières, on entend ce qui se passe dans sa propre tête.
Les bergers, qui perçaient des trous dans les roseaux pour en faire des flûtes, apprirent que la musique la plus ensorceleuse est aussi la plus silencieuse. Les savants confirmèrent la chose en expliquant que le vide attire tandis que la matière repousse. Le bruit est comme une vessie de porc que l’on gonflerait à volonté, il occupe toute la place et contraint à s’éloigner. La jeunesse aime à lutter contre des forces qui la dépassent, même si le combat est perdu d’avance. C’est pourquoi elle aime la musique bruyante qui dévaste tout sur son passage tel des cadeaux emballés. L’âge et la fatigue venant, l’auditeur est moins enclin à prouver sa bravoure. Il se laisse séduire par des styles plus reposants et tout aussi charmeurs que les serpents de son printemps qu’il fallait lover à tout prix. Sur la fin, le silence est un puits où il est tentant de se pencher, c’est là le propre des puits et c’est la nature des vieillards que de s’y jeter.
La complexité de la musique ne faisant que croître au fil des millénaires, il fallut bien qu’en 1952 un olibrius inventa le morceau de silence. La partition de John Cage ne se joue pas, elle s’écoute. Les ignorants prétendent qu’on n’y entend rien, c’est bien la preuve qu’ils sont ignorants puisqu’ils n’y entendent rien. C’est en fait le public qui interprète le morceau de façon totalement aléatoire. Il n’est pas dans la confidence et agit spontanément : raclements de gorge discrets pour ne pas déranger et toussotements fiévreux. Les grands soirs, peut-on espérer un éternuement plus consistant, un rire nerveux, voire une chaise qui se dérobe dans un fracas métallique. Il n’est pas exclu qu’une femme enceinte accouche en poussant ses grandes respirations de parturiente. Cela ne s’est pas encore produit bien qu'il y ait souvent un médecin dans la salle.
Il y a bien longtemps en des périodes devenues légendaires, des chasseurs-cueilleurs nus changèrent de tactique. Fatigués d’envoyer au hasard leurs javelots, il leur vint l’idée de creuser un trou dans le bruit. Après avoir pelleté des gazouillis d’oiseaux, des conversations de vieilles femmes et des souffles de vent qui formèrent un monticule de gravats sonores, ils descendirent dans l’excavation muette et s’y placèrent bien au centre. Dès lors, il leur devint facile de repérer le gibier à l’oreille. Celui-ci était au bord du trou, là où commençait le mur du son, le murmure, le bruissement. Auparavant, seulement un javelot sur sept atteignait sa cible. Ils baptisèrent cette nouvelle technique de chasse "six lances" en raison des nouvelles performances.
Les chasseurs astucieux prospérèrent tant et si bien qu’ils fondèrent des civilisations. Devenus bergers, ils se ramollirent et rêvassèrent. Ces premiers philosophes gardiens de troupeaux comprirent qu’un enclos ne vaut que par sa clôture, qu’un trou n’existe que par ses limites, que le silence ne se révèle que par le bruit qui l’entoure. Les nuits d’insomnie, il faut un chien aboyant au loin, un enfant qui gémit doucement dans son sommeil, pour mettre en évidence ce grand principe. Le silence a besoin de petits événements limitrophes qui le circonscrivent. Imaginer le silence total dépasse l’entendement, il est impossible de ne rien entendre. Le silence est relatif, nul ne peut concevoir un trou dans le vide. Quand le chien s’est tu, quand l’enfant a quitté son rêve d’inquiétude, il reste le bruit des molécules d’air qui s’entrechoquent. Se boucher les oreilles est comme fermer les yeux pour voir l’intérieur de ses paupières, on entend ce qui se passe dans sa propre tête.
Les bergers, qui perçaient des trous dans les roseaux pour en faire des flûtes, apprirent que la musique la plus ensorceleuse est aussi la plus silencieuse. Les savants confirmèrent la chose en expliquant que le vide attire tandis que la matière repousse. Le bruit est comme une vessie de porc que l’on gonflerait à volonté, il occupe toute la place et contraint à s’éloigner. La jeunesse aime à lutter contre des forces qui la dépassent, même si le combat est perdu d’avance. C’est pourquoi elle aime la musique bruyante qui dévaste tout sur son passage tel des cadeaux emballés. L’âge et la fatigue venant, l’auditeur est moins enclin à prouver sa bravoure. Il se laisse séduire par des styles plus reposants et tout aussi charmeurs que les serpents de son printemps qu’il fallait lover à tout prix. Sur la fin, le silence est un puits où il est tentant de se pencher, c’est là le propre des puits et c’est la nature des vieillards que de s’y jeter.
La complexité de la musique ne faisant que croître au fil des millénaires, il fallut bien qu’en 1952 un olibrius inventa le morceau de silence. La partition de John Cage ne se joue pas, elle s’écoute. Les ignorants prétendent qu’on n’y entend rien, c’est bien la preuve qu’ils sont ignorants puisqu’ils n’y entendent rien. C’est en fait le public qui interprète le morceau de façon totalement aléatoire. Il n’est pas dans la confidence et agit spontanément : raclements de gorge discrets pour ne pas déranger et toussotements fiévreux. Les grands soirs, peut-on espérer un éternuement plus consistant, un rire nerveux, voire une chaise qui se dérobe dans un fracas métallique. Il n’est pas exclu qu’une femme enceinte accouche en poussant ses grandes respirations de parturiente. Cela ne s’est pas encore produit bien qu'il y ait souvent un médecin dans la salle.
Il est à craindre qu’un jour on rebouche complètement le trou dans le bruit en plaçant au beau milieu des spectateurs d’énormes enceintes accouchant d'un enregistrement des Rolling Stones. Paint It Black pourrait donc être considéré comme une oeuvre de John Cage. Comme en théorie il est possible de le remplacer par n’importe quel enregistrement, le patrimoine sonore mondial deviendrait ce morceau de John Cage. 4'33" se transformerait en un gigantesque trou noir aspirant la matière musicale dans un rayon dépassant de loin ceux des grandes surfaces. Il suffirait alors qu'une major du disque rachète ce seul morceau de silence pour devenir maître du monde en toute légalité, sans se faire la belle. Les œuvres dépassant la durée de quatre minutes et trente-trois secondes pourraient être saucissonnées en un certain nombre de segments que l’on prendrait soin de proposer dans autant de versions accolées que nécessaire.
Pour lutter contre cela, il sera bon de tirer les enseignements d’un processus identique qui s’est déjà produit dans la littérature. Jorge Luis Borgès a décrit dans sa Bibliothèque de Babel un lieu où seraient conservés tous les livres réalisables à partir de la combinaison sans fin des caractères alphabétiques, tant ceux déjà écrits que ceux restant à écrire. Il croyait ainsi s’approprier les œuvres complètes de la littérature mais c’était sans compter sur Pierre Ménard, un de ses propres personnages, qui le remit à sa place en prouvant, dans une autre nouvelle, qu’on pouvait très bien réécrire mot pour mot le Quichotte de Cervantès ou tout autre texte, y compris la Bibliothèque de Babel, et s’attribuer cette nouvelle version strictement identique à l’ancienne, à la virgule près. Le propos n’étant pas ici d’exposer la démonstration de ce tour de passe-passe, nous nous contenterons d’affirmer que cela fonctionne effectivement. Les lecteurs sceptiques voudront bien se reporter aux œuvres du maître argentin pendant que nous retournons sur-le-champ dans la fosse orchestrer le sauvetage du monde musical des griffes de l’horreur mercantile, un univers sale, des cris émis, une guerre des nerfs que le sot nie. Il suffira donc aux Rolling Stones de rejouer note pour note la version de la pièce de John Cage qui les intéresse et le monde sera sauvé. C'est ainsi que je vois une porte de sortie rouge et tel est repris qui croyait prendre...
Pour lutter contre cela, il sera bon de tirer les enseignements d’un processus identique qui s’est déjà produit dans la littérature. Jorge Luis Borgès a décrit dans sa Bibliothèque de Babel un lieu où seraient conservés tous les livres réalisables à partir de la combinaison sans fin des caractères alphabétiques, tant ceux déjà écrits que ceux restant à écrire. Il croyait ainsi s’approprier les œuvres complètes de la littérature mais c’était sans compter sur Pierre Ménard, un de ses propres personnages, qui le remit à sa place en prouvant, dans une autre nouvelle, qu’on pouvait très bien réécrire mot pour mot le Quichotte de Cervantès ou tout autre texte, y compris la Bibliothèque de Babel, et s’attribuer cette nouvelle version strictement identique à l’ancienne, à la virgule près. Le propos n’étant pas ici d’exposer la démonstration de ce tour de passe-passe, nous nous contenterons d’affirmer que cela fonctionne effectivement. Les lecteurs sceptiques voudront bien se reporter aux œuvres du maître argentin pendant que nous retournons sur-le-champ dans la fosse orchestrer le sauvetage du monde musical des griffes de l’horreur mercantile, un univers sale, des cris émis, une guerre des nerfs que le sot nie. Il suffira donc aux Rolling Stones de rejouer note pour note la version de la pièce de John Cage qui les intéresse et le monde sera sauvé. C'est ainsi que je vois une porte de sortie rouge et tel est repris qui croyait prendre...
Notes :
-La minute de silence est une toute autre affaire. Espèce d'équivalent civil à la prière, ce truc bâtard m'ennuie. Je ne crois en rien et n'ai pas besoin de succédané. Pas d'aspartame dans l'athée.
-Je ne remercierai jamais assez John Cage de m'avoir permis d'interpréter à la perfection cette pièce au piano. Moi qui reste sur la touche, au clair de la lune, quand il faut utiliser plus d'un doigt. Tous les jeux me sont interdits à la guitare, grâce à son génie un seul est dans mes cordes. Je ne me refuse plus rien, theremin, violon, berimbau, trompette, grandes orgues, psaltérion, chalemie, contrebasse, tout y passe.
-En le récitant d'une voix pressée tout en restant intelligible, mon texte occupe quatre minutes et trente-trois secondes de votre temps. Entraînez-vous, chronomètre en main !