mardi 25 octobre 2011

Violer l'automne

L'automne s'essuie le cul bien doucement avec ses feuilles mourantes, saison prudente et blessée, un peu irritée aussi, de mon passage brutal à l'heure d'hiver. Si tu avances et que je recule ma grande aiguille, comment veux-tu, comment veux-tu ?... Il a donc bien fallu que je m'énerve afin que tu capitules. Vengeresse, l'automne me refile le cafard. Plus vicelard qu'une IST (champignon de saison), ce gros insecte ronge l'intérieur cuir, les canapés, les ongles, les pommeaux de portes et les peaux mortes. L'automne me termine au termite qui démolit la charpente fragile de mon cœur mal bercé. Ce nœud dans le bois me serre la gorge quand la déglutition est vécue comme un sacerdoce qui ne sert plus d'os. Ma colonne vertébrale s'effondre telle une tour de Babel ayant trop entendu de langues bien pendues pour ne pas se pendre à son tour d'une langueur monotone. L'été plié, l'automne décroche le cocotier, remporte la palme, me pille le tronc. À moins d'être dur de la feuille, comment ne pas ressentir ce dépouillement sans élection, ce cabaret d'effeuillage. Je m'y prends plus de châtaignes en pleine gueule s'il y a du vent, que de nibards, tous seins confondus. Les branches fatiguées de l'octobre caduc cèdent la place à un novembre sinistre où les feuilles passent l'arme à gauche. Sanglots longs, larmes gauches qui planent vers la terre mouillée, laissant l'arbre sans came, grand mât désarmé, sémaphore. Ils attendaient le signal, voilà que pointent vers le ciel couleur capote à soldat ces autres obélisques obscènes et hiéroglyphés. Les écritures marnent jusqu'au sommet par l'effet d'anciennes marées rouges. L'afflux sanguin grimpe dans ces pénis tatoués éjaculant des pétales de chrysanthèmes et des médailles frétillantes s'en allant féconder l'ovule de la veuve de guerre, boulet de canon froid et endurci. C'est aussi l'époque des cadavres extra-plats collant à mes semelles de crêpe comme une merde de chien, me filant le train vers des voies de garage, et je vous fiche mon billet que les butoirs sont couronnés de gerbes mortuaires. Le wagon s'en tamponne complètement, bousculant le voyageur qui n'est pas si pressé. Alors le contrôleur s'avance, demande à voir le billet, et je lui dis : Comment ? Mais mon heure n'est point sonnée !

lundi 17 octobre 2011

Se faire entuber par un tuba

Frédéric était entré dans la fanfare municipale plutôt par conformisme social que par intérêt réel pour la musique. Dans le petit village où il vivait, il était de bon ton de ne pas consacrer son temps libre exclusivement à la pêche. Entre les pompiers volontaires, les grenouilles de bénitier, la chorale et la clique, rares étaient ceux qui échappaient au recrutement. Comme Frédéric avait peur du feu, était allergique à l’eau bénite et chantait comme une casserole, il était tout naturel qu’il se fût enrôlé dans la fanfare.  Préposé au maniement du tambour, il s’était intégré bon an mal an dans l’orchestre. Cette musique pataude tout juste bonne à faire danser les ours le laissait assez indifférent et si quelquefois le dédain cédait le pas à la contrariété, il trouvait assez juste de frapper sur l’objet de son ressentiment : le tambour avait le dos large et la peau dure, il était conçu pour ça. Ce qui incitait avant tout Frédéric à rester dans cette fabrique de ramdam, c’était sa capacité conjointe à tisser du lien social. Quoi de plus agréable que retrouver les copains lors des répétitions, être félicité pour l’exécution d’un passage difficile ou se moquer gentiment du couac malheureux d’un compère trompettiste !
Au cœur de l’été, un doux poignard s'enfonçait, la fête annuelle du village avec son défilé tout en transpiration. La sueur ruisselait sous les costumes galonnés, le soleil dorait les cuivres déjà rutilants et les passages d’ombre volés aux platanes soulageaient des souffrances vécues dans la joie. Le soleil cognait sur Frédéric et Frédéric cognait sur son tambour. Après la parade, venait l’heure des rafraîchissements où délaissant son fût, il en gagnait d’autres mis en perce. Les musiciens se retrouvaient autour d’une bière à la bonne température, apaisant les lèvres congestionnées par la rudesse des embouchures, les remettant en forme pour le bal du soir où elles espéraient des contacts plus tendres. Mais avant de guincher, du travail les attendait encore au feu d’artifice qu’il fallait sonoriser en fanfare. Les belles rouges et les belles bleues se devaient d’être accompagnées d’une musique d’ascenseur qui les ferait s’élever encore un peu plus haut, bien au-dessus des applaudissements. Frédéric communiait avec tout cela et si la musique était certes partie intrinsèque d’un grand tout, il la jugeait quantité négligeable dans la recette de l’extase ainsi préparée. Elle était comme le poivre dans la soupe, qui en relève le goût mais que l’on n’apprécie jamais seul. La musique figurait sur l’étagère des condiments secondaires et ne pouvait être comparée à ce qui fait le sel de l’existence. Frédéric aurait pu finir sa vie dans cet état d’esprit, frappant son tambour sans état d’âme jusqu’à ce que le cœur lâchât une première fois, qu’une puce hospitalièrement insérée remédiât à cette défection et durât, durât, durât…jusqu’à ce que je ne pusse plus endurer d'écrire.
Mais le destin, concept à la vue basse qui lit la partition sans lunettes, commit une fois de plus une fausse note. Il y avait dans la fanfare un joueur de tuba rachitique que le poids de son instrument ne parvenait pas à muscler, malgré une ordonnance spéciale du médecin qui l’avait affecté à ce poste lourd de kilogrammes et de responsabilités. L’énorme tuba se voyait et s’entendait plus que tout autre instrument et il fallait être à la hauteur d’un tel géant. La médecine n’étant pas une science exacte, le traitement se révéla parfaitement inefficace. De plus en plus vacillant, Christophe, puisque c’était son prénom, finit par s’effondrer en trébuchant non pas sur une marche, un lacet de chaussure ou une peau de banane, mais sur rien du tout comme savent si bien le faire les grands malades. Pendant que son maître se rapprochait du sol, l’instrument déséquilibré bascula en avant et son grand pavillon avala tout cru la tête et le képi de Frédéric. Le pauvre gars ayant un double menton et le crâne un peu pointu, il se produisit alors ce que les mécaniciens appellent un emmanchement conique. Ce type de liaison est coriace et il faut cogner dur pour obtenir la séparation des deux parties. Un tribunal des divorces n’aurait pas fait mieux que le bloc opératoire où l’on vit pour la première et la dernière fois parmi les scalpels un jeu complet de marteaux à rétamer et à débosseler. Il s’en fallut de peu, l’opération périclitant, qu’un mystérieux homme au masque de cuivre ne fût pris pour le frère jumeau du président de la république. Mais les émules d'Alain Decaux se passeront de cette aubaine, le chirurgien parvint in extremis à sortir la tête du patient de ce grand vagin doré. Frédéric vécut cette parodie d’accouchement comme une seconde naissance, il ne fut plus jamais le même. Un cordon ombilical invisible, et que n’aurait su couper l’infirmière, le reliait au mystérieux ventre de cuivre. Qu’avait-il vu à l’intérieur pendant la petite heure où il était resté coincé dans le pavillon de l’instrument ? Avait-il poursuivi un lapin blanc jusqu’au Pays des Merveilles ?
Taratata ! Zim ! Zim ! Poum ! Désormais, les oreilles de Frédéric se vrillaient de dégoût à l’audition de cette ratatouille militaire qu’il supportait naguère. Était-il possible que lui-même en rajoutât dans l’horreur avec les rataplan de son tambour ! Incapable de réintégrer la fanfare, il errait à travers le village comme quelqu’un qui se serait fait avoir par la vie alors qu’il s’était simplement fait entuber par un tuba. Les musiciens s’inquiétèrent de le voir ainsi désœuvré, arpentant les rues le regard vide comme un voyageur recherchant une destination perdue. Ils s’inquiétèrent tant qu’ils déléguèrent l’un d’entre eux à la surveillance de l’évaporé. Le joueur de tuba fut désigné non seulement parce qu’il était un peu responsable de l’état de Frédéric mais aussi à cause de sa maigreur qui permettait une filature des plus discrètes. On vit ainsi Frédéric flanqué d’une ombre mince qui le suivait à distance suffisante pour qu’il ne remarquât rien.
Christophe fut quelquefois déconcerté par certains comportements étranges de Frédéric. Il l’aperçut une fois, alors qu’un orage soudain déversait des trombes d’eau d’un ciel noir, accroupi sous un appentis branlant devant une vieille bassine. Des gouttes de pluie échappées d’une gouttière trop sollicitée frappaient la surface de tôle d’un plic-ploc régulier. Il semblait fasciné par cette musique naturelle. Une cuillère au métal terni affleurait à la surface du sol. Bientôt, Frédéric dégagea ce vestige de l’âge de fer, le débarrassa grossièrement de sa gangue de terre battue et se mit à en frapper la bassine. Une cadence étrange se fit entendre à contretemps des gouttes de pluie, les intégrant dans une sarabande de tôle telle qu’on la pratiquait parfois à l’entreprise de chaudronnerie, unique industrie du village. Le guetteur trempé jusqu’aux os quitta son poste les yeux levés au ciel en dodelinant de la tête. C’était l’heure du dîner et les élucubrations d’un possédé ne valaient pas le coup de louper cette activité sacrée, d’autant que la vigueur de son coup de fourchette était inversement proportionnelle à la maigreur de son corps en fil de fer.
Un début d’après-midi alors que la perspective éloignée du café arrosé de dix-sept heures trente permettait encore une surveillance efficace, Christophe s’épuisa à courir derrière Frédéric qui poursuivait lui-même un gamin à bicyclette. Le môme avait installé à la roue arrière de son vélo une épingle à linge qui frottait sur les rayons. Le dispositif produisait un vrombissement dont les variations correspondaient aux ralentissements et accélérations du cycliste qui répercutait les mêmes effets chez Frédéric et par conséquent chez son pisteur. Tous ces changements de vitesse, proches du ballet contemporain, étaient amplifiés par le fait que Frédéric se savait suivi. Pendant de cours instants, il freinait l’allure, augmentant sa distance au vélo, afin de voir si l’ombre mince qu’il devinait à ses trousses se comportait de même. Quand il fut convaincu de la réalité de cette filature, Frédéric n’en comprit pas immédiatement la raison. Les études sonores auxquelles il s’adonnait occupaient si pleinement son esprit qu’il y restait peu de place pour le moindre discernement et c’était déjà un miracle qu’il eût compris qu’on le filait. Intrigué, il décida d’effectuer une reconnaissance, le soir venu, au domicile de Christophe. Celui-ci en serait absent comme tous les jeudis, astreint à la répétition hebdomadaire de la fanfare.
On ne peut que rester perplexe quant à la démarche de Frédéric alors qu’il aurait pu tout simplement demander à Christophe les raisons de son comportement. Mais est-ce vraiment l’éventuelle découverte d’indices qui le poussa vers cet appartement ? Qu’il y rencontrât son destin nous invite à soupçonner des puissances d’attraction capables d’infléchir nos actes et nos trajectoires ! Capables tout autant d’envoyer Christophe à la répétition sans son tuba ! Ce qui ne lui arrivait jamais, l’homme étant d’un naturel peu distrait. Au moment d’entonner les approximatifs hennissements qui permettent l’échauffement, le musicien confus s’aperçut de sa bévue. Sous les ricanements de ses collègues, il s’en retourna chercher l’instrument. Quatre étages d’escaliers crevants le déposèrent sur le palier qui soutenait son paillasson. Il s’aperçut très vite que quelque chose clochait, bien que la porte baillât d’ennui et que la serrure se forçât à rire comme si de rien n’était, pensant ainsi dissimuler la douleur du bois éclaté. Un pied de biche avait déployé des trésors de séduction afin de fléchir le cœur d’un verrou qui, malgré trois solides points d’ancrage, avait failli à sa réputation de fermeté.
Christophe se rua chez lui, indécis entre reprendre son souffle après l’épuisement ou le retenir devant la surprise. Il eut à peine le temps de voir disparaître les godillots mal cirés de Frédéric à l’intérieur de son tuba. Se jetant à plat ventre sur le parquet ciré, il glissa jusqu’au pavillon de l’instrument vorace, tentant d’attraper l’extrémité de la semelle gauche qui dépassait tout juste de cette bouche de cuivre. Un bruit de succion accompagna la disparition totale de Frédéric. Il fut suivi d’un rot puissant et musical qui projeta Christophe en arrière, manquant l’assommer contre l’armoire qui branla de tout son chêne. L’instabilité de ce meuble qu’il tenait de sa grand-mère lui fit comprendre ce qui s’était passé juste avant son arrivée. Il avait l’habitude de ranger son encombrant tuba sur le haut de l’armoire, économisant ainsi un peu de place dans cet appartement restreint. Frédéric se sera cogné au meuble, provoquant la chute de l’instrument. Mais bien des questions restaient sans réponses : Que cherchait-il de si important chez Christophe au point de s’y introduire par effraction ? Comment le tuba avait-il pu l’engloutir tout entier alors qu’à la précédente rencontre seule la tête était rentrée ? Que la tête, d’une certaine manière, n’en fût jamais vraiment ressortie avait-il favorisé le passage du reste du corps par un obscur processus de lubrification mentale ? Tout ceci dépassait l’entendement de Christophe qui se mit à gueuler dans le pavillon du tuba, appelant de toute sa voix Frédéric. Aucune réponse ne lui parvint, ni le moindre écho. Le tunnel de cuivre donnait sur le mystère et la courbure de la tuyauterie n’était pas sans rappeler un point d’interrogation.
Il ne put se résoudre à raconter l’étrange événement qu’il avait vécu. De toute façon, personne ne l’aurait cru et cela lui épargna d’être soupçonné de meurtre pendant l’enquête qui fut menée suite à la disparition de Frédéric. Comme on ne retrouva jamais le moindre trognon de cadavre, l’affaire fut classée et l’on supposa que l’ancien joueur de tambour était parti courir le monde en ne prévenant personne, ce qui n’avait rien d’étonnant vu son comportement ces derniers temps. Christophe ne put jamais se résoudre à jouer de nouveau sur son tuba. Il savait Frédéric à l’intérieur, quelque part ou au-delà, mort ou vivant. Si le pavillon de l’instrument était sa bouche, alors l’embouchure située à l’autre extrémité devait faire office d’anus. Conscient que se faire souffler dans le cul était plutôt une pratique à classer dans la catégorie des plaisirs, il imaginait mal comment cela provoquerait un vomissement propre à rejeter Frédéric. De plus, une sorte d’intuition l’amenait à penser que ce Jonas avait trouvé un univers à sa mesure dans le ventre de sa baleine. Il abandonna la fanfare, prétextant des problèmes de santé et cassa sa tirelire afin de conserver secrètement l’instrument. Le tuba appartenait à la municipalité, elle récupéra un modèle de même marque et de même série que Christophe s’était procuré dans un magasin éloigné. On le félicita pour l’entretien soigneux de l’appareil qui brillait comme s’il était neuf.
Quelque temps plus tard, convaincu que si un ami est parti définitivement, il est comme mort pour ceux qui restent, Christophe se prit à considérer l’instrument comme le tombeau de Frédéric. Une nuit, il chargea, en compagnie d’une pelle, d’une pioche et d’une lanterne, le tuba dans le coffre de sa deux-chevaux et prit la direction de la forêt toute proche qui bouchait l’horizon à l’est du village. Il choisit une petite clairière où il creusa un trou au pied d’un chêne centenaire. Un hibou qui n’avait jamais vu de tuba s’enfuit d’une branche en hululant. L’instrument fut déposé délicatement à une profondeur d’un mètre cinquante et Christophe commença à jeter des pelletées de terre sur le cercueil de cuivre. Au fur et à mesure de son travail de remblai, le bruit feutré de la terre qui recouvrait lentement l’instrument passa de la simple succession de flocs anonymes à une musicalité de plus en plus perceptible. Christophe prit soudain conscience qu’il interprétait une marche funèbre en compagnie des mottes de terre. Maniant sa pelle comme une baguette de chef, il dirigea l’orchestre dans la fosse. Un tapis de feuilles mortes conclut très doucement le morceau. Frédéric était là-dessous ! 

jeudi 13 octobre 2011

Ne pas tendre mais détendre l'oreille

                                                                                
Fred Frith a commencé sa carrière, qui ne laisse pas de marbre, en tricotant les mêmes chaussettes que Chris Cutler. Quarante ans plus tard, il nous démontre que Jimi Hendrix ne fut que de la petite bière tout juste bonne pour le cimetière de Seattle. Jouer avec les dents et foutre le feu à sa guitare, c'était d'une banalité à mourir d'ennui !

samedi 8 octobre 2011

Ne pas louper son coup

(à Tex Avery et au Chasseur Français)

Un loup mal en point s’en revenait chez lui bredouille après une journée à fureter sans conviction, à baguenauder dans les sous-bois. L’animal avait quelques difficultés à reprendre du poil de la bête, lui en restant peu de présentable sur le dos. Pour faire honneur à sa condition de loup, il lui manquait les attributs principaux de sa race : les dents longues, la langue rouge, les yeux jaunes et la queue touffue. Bien que né pour être sauvage et libre, il n’aurait pu s’appeler Steppenwolf. Des ennuis le circonvenaient, en faisant un prisonnier des circonstances, un martyr constant du cirque de la vie dont nous ne ferons pas circuler le nom par pudeur.
Au détour du chemin, tant de mirages culinaires l’assaillirent qu’il faillit glisser sur des côtes de porc bien grasses et, l’instant suivant, se retrouver pendu par un chapelet de saucisses balancé d’une branche comme la corde d’un gibet improvisé. Heureusement, il s’en fallait encore de quelques degrés de réalité pour que ces fantasmes charcutiers se matérialisent sur le chemin. Son appétit avait beau être phénoménal, il est acquis néanmoins que la faim ne justifie que les moyens, les visions au-dessus de la moyenne ressortant du domaine de la soif. Une fois négocié ce virage en cochonnailles virtuelles, lui apparut dans la dernière ligne droite avant chez lui un nouveau mirage. Ce dernier faisait dans la tradition, un vieil habitué des déserts nord-africains lui proposant un méchoui en travers de la route. Un mouton entier reluisant comme un damné en enfer était embroché au-dessus d’une fosse rougeoyante. La faim en casaque rouge lui cravachant les flancs, notre loup franchit cet obstacle comme un pégase, sans même se brûler les ailes. Enfin, la ligne d’arrivée apparut à ce cheval sur le retour, ce loup fatigué d’avoir trop rêvé et si peu dévoré. À ce stade de l’histoire, le lecteur attentif aura compris que l’animal avait de sérieux problèmes, nous ne tarderons pas à en apprendre plus.
Il s’assit à la table en maugréant, jetant un regard sournois sur sa femme, belle louve trentenaire, et ses deux enfants, louveteaux pré-pubères. La famille ne communiait qu’aux trois quarts autour de la table végétarienne car le père reniait choux, navets, carottes et soja. C’était un loup de l’ancienne école, celle où l'on apprenait à chasser la nourriture sur pattes, la queue en tire-bouchon ou la laine bien épaisse et certainement pas à biner, à bêcher, à bichonner, les objets du culte à la main, des légumes idiots plantés là et vénérés comme des dieux. Qu’en avait-il à faire des élans mystiques de sa femme en extase devant la laitue qui monte comme un lama en lévitation ! Elle ne faisait que lui raconter des salades sur les bienfaits d’une alimentation non carnée et aurait voulu qu’il fasse le poireau toute la journée dans le jardin. Pas question pour lui de persécuter limaces, pucerons et parasites à renfort de bouillie bordélique et autres poudres magiques. Celle d’escampette, la seule qu’il acceptât de manipuler, était prise régulièrement à des doses plus qu’homéopathiques. Pendant la journée, il errait l’âme en peine avec la consigne de ne jamais rapporter le moindre morceau de viande à la maison, c’eut été le plus grand des sacrilèges. Un début de conciliation aurait pu s’appuyer sur l’existence du barometz, également nommé "agneau végétal de Tartarie". Cette plante de la forme d’un jeune mouton est, paraît-il, très recherchée par les loups qui s’en délectent. Mais pour le malheur de notre héros, les végétaux chimériques sont généralement dépourvus de toutes protéines. Le lecteur, de plus en plus attentif, se demande ce qui l’empêchait de battre la campagne, les quenottes en quête de chair fraîche. Ne pouvait-il fendre les flots de sang et accéder au plus profond, au cœur même des naufragés de sa faim avant de rentrer au bercail, le ventre modérément distendu sans éveiller les soupçons, tout au plus un discret borborygme ?
Après avoir péniblement avalé une assiette de crudités suivie d’une portion de riz complet, notre loup ferma doucement les yeux. Il imagina très fort que le jus des tomates lui coulant dans le gosier résultait du massacre d’un porcelet joufflu au teint rose plutôt que de la culture biologique de ces immondes légumes rouges et gonflés à craquer comme les mamelles d’une truie trop malade pour être dévorée. La fadeur écœurante des tomates lui rappelait trop lointainement le goût du sang pour que le rêve durât plus que quelques secondes. Mais ces secondes-là valaient de l’or et il aurait tout donné afin que le temps puisse s’étirer à volonté comme un élastique bienveillant. Le sommeil, pensa-t-il, par le biais des rêves, peut donner cette illusion. L’austérité végétale de son dessert consommée, il quitta la table des supplices pour s’allonger sur le divan avachi qui lui servait à la sieste et s’endormit rapidement en laissant le soin aux fonctions inconscientes de son estomac de digérer ce repas contre-nature. Nous passerons sur le détail des rêves du dormeur, il ne faut pas être grand clerc pour deviner les songes d’un prédateur en mal de protéines. Mais pourquoi retentit brusquement cette sirène de navire au beau milieu du carnage ?
Un oreiller confidentiel expédié en recommandé par sa chère épouse atterrit avec accusé de réception sur le mufle moite du rêveur qui se débattait tant bien que mal pour intégrer dans le songe carnassier les mugissements mystérieux d’un paquebot en rut. Une odeur pestilentielle assaillit les narines de toute la famille dès les premiers instants de ce réveil brutal. Le fumet irrespirable se diffusait dans l’air depuis l’anus musical de notre loup bien en peine d’arrêter cet aérosol infernal et dangereux pour la couche d’ozone. Des relents de chou pourri, de végétaux en décomposition évoquant l’eau croupie au fond du vase des fleurs, étaient expulsés des intestins de l’animal comme un Jonas importun des entrailles d’une baleine exaspérée. Sa famille au grand complet, les appendices nasaux aussi bardés d’épingles qu’une tournée de linge sur le fil, le bombardait d’objets les plus hétéroclites tels que grille-pain complet, diverses télécommandes, sèche-cheveux, presse-purée, presse pourrie dont le dernier numéro du bulletin mensuel de l'association macrobiotique locale. Ces manœuvres balistiques accompagnées d’un concert de cris d'anathèmes exclurent de la maison un Coltrane aux solos faisandés. Fort marri de sa sieste interrompue par des phénomènes de nature intestinale qu’il ne contrôlait pas, le loup pétomane s’enfuit donc comme un voleur avec les sirènes de police au cul, répandant derrière lui une odeur propre à expurger la mouche des manuels d’entomologie. Mais le lecteur rompu à l’exercice de la biochimie sera en droit de s’interroger sur les causes de la formation de ces gaz délétères !
C’était un loup souffrant d’aérophagie persistante doublée d’une fermentation intempestive et carabinée du gros intestin occasionnée par le transit répété d’aliments non calibrés pour un organisme carnivore. La vision d’un tel animal jouant du flageolet dans la campagne éveillait des sentiments bucoliques chez ceux qui le croisaient au hasard des sentiers. Un loup normal les eut figés sur place, les jambes flageolantes, mais celui-ci leur donnait l’envie de danser parmi les jonquilles et les coquelicots, se moquant de ce musicien et de son instrument à vent. Aussi préférait-il l’humidité des pierres moussues à la compagnie des humains, plutôt raser les murs qu’être la risée des gens. De fil en aiguille, la vieille muraille en ruine qu’il longeait devint barbelés. La clôture encadrait un troupeau de moutons blancs comme neige de toute méfiance, innocents comme les agneaux qui naissent et qu’ils n’étaient plus. L’animal comptait bien soigner son mal avec les remèdes sur pattes spécialement indiqués qui folâtraient sur leur carré d’herbe, rappelant des comprimés roulant dans l’assiette d’un grand malade. Souffrant mille morts en son ventre putréfié, il franchit la clôture comme on passe la porte d’une pharmacie de garde. Il accrocha au passage le fond de son pantalon afin que les traditions fussent respectées, et s’approcha à pas de loup (évidemment !) d’un mouton bien dodu en pardessus de laine vierge. Il avançait à pas feutrés vers sa proie qui ne se doutait de rien, le vent lui faisant défaut, lorsqu’un zéphyr de nature différente surgit en pétaradant de l’anus contrarié du chasseur, signalant sa présence aussi efficacement qu’un rugissement de bête affamée. Ce fut le troupeau entier qui s’enfuit aux quatre coins du pâturage et le loup, malgré le vent en poupe, ne put en rattraper un seul, ballonné par les prochains gaz sur la liste à demander leur billet de sortie. Le même phénomène se reproduisait désormais à chaque affût et il était devenu impossible au prédateur d’assouvir sa faim. Il quitta le champ de bataille, inquiet mais non désespéré, afin d’ourdir un stratagème plus subtil qui tint compte de son handicap grotesque.
Déambulant à grandes enjambées fiévreuses, les mains jointes dans le dos comme un savant cherchant la dernière folie pour embêter le monde, le loup pensif scrutait les ténèbres de l’inspiration à l’affût d’une idée. Elle ne jaillit pas sous la forme d’une ampoule à filament incandescent, c'était trop demander à l'époque de la fluo-compacte, mais en l’apparence d’un vieux bouchon de champagne qui percuta inopinément les orteils poilus et griffus de l’imagination en marche. Ce champignon de liège capsulé de fer blanc allait devenir la pierre d’achoppement du dispositif en comblant l’anus malicieux par où s’échappait le souffle révélateur. L’animal peu initié aux principes de la sodomie passive et manquant sérieusement d’ouverture, souffrit quelque peu en introduisant le bouchon. Élargir ses horizons nécessite parfois d’ébranler le fondement étroit de sa petite religion. Prenant garde de ne pas tomber sur un cochon à la queue en tire-bouchon, il s’en alla la démarche légèrement constipée tenter une seconde chance auprès des moutons précédemment victorieux.
Cette fois-ci, le chasseur comptait bien ne pas ébruiter l’affaire par les trompettes de la renommée. Il s’avança prudemment vers le mouton désigné par le sort, en serrant les fesses de peur de perdre le bouchon pourtant bien calé dans son orifice. Le fer blanc peu reluisant pris dans une sertissure d’hémorroïdes grenat donnait l’image d’un bijou de mauvais goût trop longtemps gagé au mont de piété. Il progressait lorsque la peur d’échouer le tenaillant au ventre lui donna des ballonnements qu’il ne pourrait contenir longtemps sans se transformer en montgolfière et risquer l’éclatement, l’élasticité du corps n’y tenant plus. Des douleurs épouvantables lui enflammaient les intestins. C’en était trop, la catastrophe du Hindenburg lui revenant en mémoire acheva de le convaincre d’effectuer un demi-tour discret pour ne pas alerter sa proie. Cette volte-face accomplie, la compression des gaz fut si prodigieuse que ses boyaux se comportèrent comme une arme à air comprimé, envoyant le bouchon estourbir proprement le mouton dans la force de l’âge à qui il venait de tourner le dos. Notre loup n’en revenait pas, la méthode champenoise avait porté ses fruits, un fruit mortel comme une grenade, lancé à la vitesse redoutable d’une balle de fusil et renforcé de métal contondant. Comme technique de chasse, c’était pousser le bouchon un peu loin !
Nous finirons sur cette image édifiante : le chasseur, un pied posé sur sa proie gisante, les poings sur les hanches et les entrailles à présent apaisées, regardait pensif le projectile meurtrier, échoué quelques mètres plus loin sur l’herbe tendre. Il songea que la solution de son problème était contenue dans l’énoncé de celui-ci. Mais le problème résolu, la solution disparaissait avec lui. Ses intestins en voie de guérison, par l’apport de viande fraîche, ne pourront longtemps autoriser cette méthode particulière de chasse qui dépend précisément de leur mauvais fonctionnement. Diable ! Un nouveau problème pointait son nez. Ce qui l’amena à penser que combattre le mal en s'aidant du mal n’est qu’un bien provisoire… Que le lecteur féru de philosophie ne s’emballe pas, il n'alla pas plus loin sur ce chemin de ronde, cette voie sans issue. Certes, un humain aurait poussé le raisonnement jusqu’à l’inanition et la folie mais notre animal se reprit vite et comprit que, ses pets présentement envolés, il pouvait se remettre à chasser normalement. Arrêtant de se prendre pour un loup des fables, il renforça sa pose à la Tartarin et l’aventure se referma en un cercle rétrécissant jusqu’à disparaître dans le noir.
That’s all, folks !

dimanche 2 octobre 2011

Décrypter un peu tard

Je me sens insatisfait. La poésie ne nourrit pas son homme et on s'en fout, mais au moins qu'elle rassasie son lecteur. L'exercice pyrotechnique du samedi 30 juillet (Essuyer une déconfiture) propose largement de quoi l'éblouir. J'espère pour autant ne pas l'avoir aveuglé au point qu'il ait raté certains effets, jeux de mots éclatants dans le ciel dégagé et jaune d’œuf de mon inspiration explosive. Oh ! La belle verte ! Oh ! La belle rouge ! Je garantis dans ce poème des huiles et des graisses de qualité supérieure à celle des produits standards, sans parler de la volaille. La modestie ne risque pas de m'étouffer, je n'ai jamais pu supporter les cols boutonnés, encore moins la cravate. J'ai la pomme d’Adam sensible et j'ai pareillement les chevilles qui enflent si je porte des chaussettes trop serrées. Cependant, je ne suis pas certain que le bouquet final de la composition soit apprécié à sa juste valeur. La strophe ultime offre une cohérence de sens et de propos affaiblie par le 6ème vers qui semble un peu gratuit avec sa hache et son bois à fendre dont on ne saisit pas bien ce que ça vient faire dans cette histoire. J'ai donc jugé utile d'apporter aujourd'hui un éclaircissement sur ce point particulier de mon feu d'artifice. En soulevant le capot, je permets au lecteur de jeter un œil sur le moteur à explosion qui me pousse à écrire. Qu'il en profite donc pour vérifier le niveau d'encre...Oups ! Pardon pour cet atavisme de langage, je voulais parler de la jauge à pixels. Quand les technologies passent plus vite qu'une vie, ces lapsus historiques deviennent fréquents. La strophe 7 du même poème en est une bonne illustration.

Démontage du carburateur de la strophe 20 finale : 

1er vers :       De ce qu'on a dit je suis confus,
Un vers, ça va !

2ème vers :    ce qu'on n'a pas fait et ce qu'on fit. 
Ça reste clair.

3ème vers :    Ton plumage parfait vaut mieux que ton Rāma.                     
Rāma est l'image de l'homme parfait.

4ème vers :    Y a de la poupée trouée pour lui chez Confo. 
4ème avatar de Vishnou : Narasimha (l'homme-lion).
Femmes fusillées (poupées trouées) à Lyon en 1943.
Et Rama Yade dans tout ça...un fantasme incrusté malgré moi. Je la rencontre par hasard dans un Conforama où elle cherche un moulin à café (Jean Moulin ?). Je l'aide à choisir et puis je l'invite à prendre un café. Aucune réticence (Résistance ?) de sa part, ce qui est le minimum garanti avec un fantasme...

5ème vers :    -Non ! C'est de la barbie bouchée, tu confonds ! 
Klaus Barbie surnommé "le boucher de Lyon".

6ème vers :    -Y a aussi une hache pour le bois qu'on fend ? 
6ème avatar de Vishnou : Parashurama (Rāma à la hache). En 1951, Klaus Barbie s’installe en Bolivie et dirige une entreprise d'exploitation du bois.

7ème vers :    -Y a surtout ton sac pour aller aux confins. 
7ème avatar de Vishnou : Rāma. Son trône est usurpé, il est exilé et trouve refuge dans la forêt.