dimanche 22 septembre 2019

Bricoles : 027 - Époulpicéa






























Il semble que nous apprendrions plus de nos échecs que de nos réussites, c'est pourquoi il y aurait tant d'érudits impuissants et quelques ignorants accomplis. Pour réduire cet écart inhibitif, il faudrait entreprendre autre chose qu'entreprendre. L'architecte organiserait l'espace comme l'ouistiti sa canopée ; l'écrivain, plus végétal, libérerait le temps, explorant jusqu'aux moindres radicelles synaptiques. Nous filerions dans ce minestrone dimensionnel, vermicelles aspirés au sein d'une galaxie tentaculaire. Nous serions des êtres aux avancées sinueuses qui, devinant, faute de lendemains guillerets, l'inanité de toute procrastination, penserions dans l'instant à tergiverser à la place : des milliards d'aiguilles sur une même boussole équatoriale.

Trêve d’amphigouri, c'était le bon moment pour élaguer mon arbre. Comme on nous rebattait les oreilles avec cette actualité brûlante sur la forêt amazonienne, je me suis persuadé que le modeste labeur d'une trentaine de branches basses de plus ou de moins serait négligeable en regard du vaste chantier de captation du dioxyde de carbone entrepris par la végétation mondiale, du moins ce qui en subsisterait. N'écoutant que mon courage, le bris sec du fagot et le crincrin de ma scie à bûches, m'absolvant d'une destruction, j'ai donné le jour à une nouvelle espèce, une chimère ne relevant d'aucune manigance génétique. Comme un enfant devant une peluche de Cthulhu, je suis partagé entre l'envie d'un câlin et la montée d'une terreur abyssale. À la fois tutélaire et menaçant, l'époulpicéa, moitié conifère, moitié calmar, bavant sa sève de mollusque, manifeste un penchant certain pour les hauteurs de ma bâtisse. Calant la puissance de son affection sur celle du vent du nord-ouest, il rêve de se coucher sur la toiture qui serait fort chagrinée d'une telle étreinte. Lissant sans cesse de petits gestes nerveux les plis de sa vieille robe d'ardoises moussues, la dame m'a prié de bien vouloir communiquer à l'importun le profond désintérêt qu'elle lui porte. J'ai aussitôt transmis au goujat incriminé les doléances de ma plaignante, arguant de la position intenable de cette dernière pour faire cesser ce siège messéant. L'époulpicéa, prenant un air contrit, s'est excusé, dans une demi-langue de bois, de ne rien pouvoir faire pour adoucir le sort de la dame : il faut bien comprendre que c'est une véritable tempête qui le pousse à agir ainsi, sa simple volonté n'étant pas de taille à résister aux forces conjuguées d'Éros et d'Aquilon dont il n'est que l'instrument, racines et branches liées. Aussi suggéra-t-il à demi-mots que moi, et moi seul, propriétaire des alentours, pourrais mettre fin par droit régalien à cette affligeante subordination. S'il en venait donc à surprendre divers propos au voisinage évoquant une incertitude quant à la pérennité de son existence, il saurait ne point s'en offusquer. Ne voulant pas le prendre en traître, c'est ainsi que je lui ai murmuré sans préméditation mon intention de le faire abattre prochainement. Il a pris la chose sereinement, se sentant complice de ma décision. Son apparence générale tient d'ailleurs plus du poteau d’exécution que du condamné à mort, ce qui peut offrir un côté rassurant à toutes les parties impliquées dans cette affaire. Après avoir rapporté notre conversation à dame toiture qui en trouva quelque consolation si bien qu'elle rejoua avec ses deux chiens-assis ‒ assis! couchés! assis! , ce qu'elle avait cessé de faire depuis des années, je me mis en quête d'un peloton de fusiliers marins aptes à accomplir proprement une tâche létale, un époulpicéacide carabiné, qu'on en finisse. On m'assura de ci de là qu'il était trop tôt pour pêcher du sapin et couper du poulpe, qu'il y avait trop de sève et d'encre dans la saison pour ne pas abimer les outils, que l'idéal serait d'attendre février quand le bestiau sera assoupi et aura moins de temps pour s'angoisser, étant donné que le mois ne comporte que vingt-huit jours. J'eus beau proposer, à droite et à gauche, novembre qui comptera cette année deux jours fériés en semaine, sans oublier une belle atmosphère propice à toute entreprise de zigouillage, on me rétorqua partout que l'on connaissait son métier, que si je savais mieux que, je n'avais qu'à. Rien n'y fit. Me voilà sans recours condamné à passer le fond de l'hiver avec un satyre hybride et une toiture frigide. Espérons qu'il n'y aura pas de gros coups de vent, je ne voudrais pas me retrouver avec un chablis pendant les fêtes. Ce serait trop... ou trop peu.