samedi 17 décembre 2011

Foutre les boules, prendre les rennes

Écrire un conte de Noël n'est pas un acte confortable permettant de se vautrer au centre du canapé fictionnel. Nous en sommes réduits très vite aux extrémités, deux strapontins opposés où nous ferons attention à nos fesses. D'un côté, le conte édifiant et neuneu pondu par un descendant de Dickens qui n'a jamais entendu parler des deux guerres mondiales qui ont ravagé la littérature et tout le reste. De l'autre, une tentative rock'n'roll, immorale et très surfaite d'épouvanter le bourgeois et la grand-mère avec du sang, du sperme et 250 grammes de crottes de nez. N'arrivant pas à me décider où m'asseoir, j'ai voulu naviguer de l'un à l'autre comme un faux cul pensant ainsi satisfaire les différentes sensibilités des lecteurs, mêlant noblesse et crapulerie dans les motivations de mes personnages, niaiseries et subtilités dans leurs propos, platitude et controverse dans leurs comportements. J'espère avoir réussi mon affaire sans trop de maladresses, n'endommageant pas les ressorts de l'histoire, ni ceux du canapé. Une toute dernière chose avant de lâcher dans le texte la meute des lecteurs, je veux dédier ce truc au regretté Thomas Disch, auteur du Vaillant petit grille-pain, nouvelle que j'ai découverte avec ravissement en 1981 et qui a fait son petit bonhomme de chemin à l'intérieur de ma tête jusqu'à m'inspirer un beau jour...

...La Nuit des Instruments

Dans l’atelier d’un bricoleur du dimanche vivait une scie égoïne. Elle y avait son emplacement soigneusement délimité au crayon gras sur un panneau de contreplaqué. Deux clous dorés la maintenaient en position à la gauche d’un grand té métallique. De l’autre côté de ce christ en croix, un tournevis cruciforme occupait la place du bon larron. Tout ce Golgotha de ferraille trônait au-dessus d’un établi surchargé où l’égoïne effectuait des séjours irréguliers. Des travaux de découpes grossières alternaient avec des périodes de coupes sombres où son manque de droiture la remisait aux clous. Après cette carrière en dents de scie, elle aurait pu aspirer à une retraite heureuse, se gardant de la rouille, si le démon de la musique ne l’avait saisie à bras-le-corps. Au cours d’une crise de rangement dont il était friand chaque automne, le maître des lieux l’avait laissée choir malencontreusement sur la caisse à outils entrebâillée où somnolait un marteau. 
Que le poète qui s’inquiète de savoir si les objets inanimés ont une lame se rassure, la scie en possédait une de bonne facture et qui vibra de mélodieuse façon quand elle rencontra la tête d’acier trempé du marteau. Un long vibrato doucereux comme du miel de paradis envahit l’atelier, se faufilant parmi les étagères et les rangements, pénétrant les outils d’une suave mélancolie qui ramollit la clé à molette et tourneboula les tournevis. Le marteau, douillettement installé dans son compartiment de tôle sur un lit de boulons, fut brutalement tiré de sa sieste et ne l’entendit pas de cette oreille quand elle lui déclara tout de go : « Je veux devenir musicienne ! ». Habitué à frapper les esprits par des répliques percutantes, l’outil resta interdit, surpris par cette dégringolade inopinée et stupéfait de cette requête incongrue. Il ne pouvait décemment la traiter de complètement marteau sans pratiquer une désagréable forme d’autocritique par personne interposée. Pour le coup, il se rabattit sur un médiocre « C’est ça, et moi je serai un requin-marteau du show biz, et je t’en ferai baver ! ».    
Dès lors, la scie n’eut de cesse de mettre son projet à exécution. Il lui fallait quitter au plus vite cet atelier sinistre qui sentait le renfermé. Il n’était pas question qu’elle y finit sa vie à se morfondre, tournant en rond comme la scie circulaire qu’elle n’était pas. Son talent se devait d’éclater au grand jour et dans les plus brefs délais. Le tournevis cruciforme tenta bien de la décourager, arguant des risques nombreux qu’il y avait à courir les chemins en quête d’une hypothétique gloire. Il ne comprenait guère ce genre d’envie, lui qui coulait des jours heureux avec une charmante vis Parker dont il connaissait la fente par cœur. Tous les arguments frileux propres aux pratiquants de son espèce y passèrent : Avec des scies, on mettrait Paris en attelles ! À trop vouloir franchir les obstacles, on risque la chute et maintes fois scie sauteuse finit en scie à bûches ! De mèche avec lui, la perceuse jalouse qui maîtrisait assez bien la percussion mais trop poltronne pour arriver à percer dans la musique, en rajouta hypocritement : Les fêtes approchaient, pourquoi ne pas rester et dispenser les fruits de son talent aux outils réjouis pendant la veillée de Noël au lieu de se comporter comme une égoïne égoïste. Rien n’y fit, tout ceci passa pour des platitudes plutôt dignes d’un tournevis plat et la scie s’enfuit un beau matin de décembre après avoir scié la porte de l’atelier.
La neige immaculée recouvrait toute la campagne et l’égoïne claquait des dents en pensant qu’il serait bien pratique de pouvoir déchirer un petit bout du grand manteau blanc de l’hiver afin de s’en couvrir. Elle progressait malaisément le long de la nationale qui menait à la ville, craignant de la part des voitures les éclaboussures qui la feraient rouiller, abîmant sa précieuse lame. Les automobilistes devaient la trouver bien dépourvue sans même un baluchon qu’on voit si souvent à l’épaule des routards. S’ils avaient réfléchi un tout petit peu au lieu d’avaler bêtement les kilomètres, ils auraient compris qu’une scie se nourrissant exclusivement de copeaux n’a que faire d’un bagage quand il lui suffit d’aller mordre à belles dents dans le premier morceau de bois venu. En revanche, si les conducteurs s’étaient vraiment creusé la cervelle, ils en auraient déduit qu’un baluchon n’est jamais inutile ne serait-ce que pour transporter un bidon d’antirouille. Mais la scie n’était pas si prévoyante, partie sur un coup de tête, elle avait oublié ses affaires de toilette. 
Le soleil bas sur l’horizon perçait timidement la grisaille aux alentours de midi. La scie, fourbue d’avoir marché depuis le matin, ressentit une petite faim. Apercevant une forêt de sapins au-delà d’un vallon, elle décida de s’y rendre afin de se restaurer. À mesure qu’elle se rapprochait des arbres, des vrombissements de plus en plus forts lui parvenaient. Le même bruit se répétait régulièrement, un moteur pétaradait et s’enflait rapidement avant de se calmer à nouveau et l’on entendait alors un bref craquement suivi d’un froufrou de branchages. En pénétrant dans la forêt, l’égoïne découvrit une tronçonneuse en plein travail. L’engin, un splendide Husqvarna, coupa son moteur quand il l’aperçut.
-Et toi là-bas ! Qu’est-ce que tu fiches par ici ! L’accès du chantier est réservé au personnel autorisé, c’est-à-dire moi et moi seul !
-Je me demandais juste si vous m’autoriseriez à manger quelques copeaux ? Je suis morte de faim !
-Non mais sans blague, c’est pas les restos du cœur ici !   
-S’il vous plait ! Je n’ai pas d’argent mais je vous aiderai à couper les sapins ! 
-Allez t’as de la chance que Noël approche ! Je ne te demanderai rien, il faut bien s’entraider entre scies ! Tu n’as qu’à t’occuper de ce sapin là, il est trop biscornu pour être livré en ville ! Personne n’en voudra pour le réveillon !
La scie ne fit pas prier et se jeta sur l’arbre difforme. Pendant que l’héroïne de cette histoire est occupée avec sa salade de verdure, l’Auteur aimerait s’entretenir avec le Lecteur d’un point délicat de grammaire. La plupart des scies comme l’égoïne et la tronçonneuse partagent avec la girafe l’utilisation de l’article féminin. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y ait pas de mâles parmi ces espèces. Nous sommes en effet trop habitués à manier une langue où le masculin domine et à l’inverse, savoir que bien des hippopotames et des butors sont des femelles n’étonne absolument personne. Pour dissiper toute équivoque, l’Auteur tient donc à préciser que l’égoïne est une fille tandis que la tronçonneuse est un garçon.    
Il ne restait pas grand chose du petit sapin biscornu après que la scie se fut sustentée. Tout en grognant d’aise, elle émit un  rot très musical qui mit la puce à l’oreille de la tronçonneuse.
-Ta lame a beau être un peu rouillée, tu ne sonnes pas mal pour une simple égoïne ! Ne serais-tu pas un de ces fichus outils qui rêvent de monter sur les planches ?
-Je me suis enfuie d’un atelier pour devenir musicienne !
-Eh bien j’espère que ta fugue finira en fugue de Bach !
La scie se sentant en confiance lui raconta son aventure. Pendant qu’elle s’épanchait, la tronçonneuse se rapprochait imperceptiblement d’elle, millimètre par millimètre, jusqu’à ce que sa grosse lame à chaîne se retrouva tout contre la sienne. Abondant dans son sens pour mieux la séduire, la tronçonneuse lui avoua qu’elle-même à ses moments perdus ne dédaignait pas composer quelques chansons. La scie, intéressée, lui demanda d’en interpréter une, espérant du coup que l’engin arrêterait de la coller et reprendrait une distance convenant mieux à d’honnêtes outils. Voici donc le Blues du Sapin accompagné par les rugissements en douze mesures d’un moteur deux-temps :
« Comme les ampoules qui vacillent quand l’EDF nous abandonne,
  Le sapin a les boules qui scintillent d’éclats brefs puis monotones.
  Il s’ennuie sous les guirlandes et voudrait passer les fêtes
  À faire du ski en Finlande ou manger une raclette.
  Ce n’est certes pas un cadeau d’être coupé de ses racines
  Planté inerte tel un fagot dans le gravier d’une bassine.
  Cette année, progrès de la science, nous avons un étrier métallique
  Où caler le pied en souffrance du supplicié électrique.
  Voici l'ennui vaincu en mettant le pied à l’étrier. »
En écoutant ce blues mélancolique, l’égoïne comprit qu’elle avait à faire à un être d’une grande sensibilité qui comprenait parfaitement les arbres qu'il assassinait. Mais quand il proposa de lui dérouiller sa lame d’une giclée d’huile moteur, elle s’enfuit à travers bois, peu désireuse de goûter les fluides d’un dépravé qui posait, à des fins publicitaires, dans les bras de filles plus ou moins dénudées.
Les magasins regorgeaient de jouets et de confiseries débordants des vitrines décorées. Des flocons de neige papillonnaient parmi les guirlandes, se mêlant au décor enchanteur. La scie errait dans les rues de la ville en liesse, n’ayant aucune idée de la façon dont s’y prendre pour devenir musicienne. Depuis qu’elle avait quitté ses clous dorés, le désappointement n’avait fait que grandir, furtif d’abord, au coin de la pensée, puis s’installant petit à petit, grignotant l’esprit jusqu’à occuper maintenant toute la place. La rouille avait progressé de même sur sa lame, ternissant le métal au point qu’elle ne pouvait plus s’y mirer et encore moins en tirer une note audible. Était-elle condamnée à vagabonder ainsi éternellement, se nourrissant aux poubelles de sciure pourrie d’asticots, recherchant les cageots moisis aux portes des arrière-boutiques, allant jusqu’à mordre les pieds des bancs dans les jardins publics ? Servirait-elle d’exemple pour l’édification de la jeunesse ? Les passants hautains sermonnant leurs progénitures : Voilà comment peut finir un chemin de scie en chemin de croix ! Dieu merci, nous touchons du bois ! 
Au gré de ses ruminations, l’égoïne remontait une rue commerçante quand elle se trouva à la hauteur d’un bien curieux orphéon. Un orchestre des plus hétéroclites jouait l’immortel succès de Tino Rossi. Petit Papa Noël était massacré par l’accouplement monstrueux d’un piano de cuisine avec un clavier d’ordinateur. Une attache-trombone assurait la partie rythmique en frappant alternativement une cloche à fromage et un triangle rectangle qui tintaient comme un glas un jour de brouillard. L’ensemble dégageait un tel air de fausseté et de décrépitude que les passants s’enfuyaient en hurlant et bien rares étaient les téméraires qui osaient s’approcher pour jeter ne serait-ce qu’un bouton de culotte dans la timbale en fer blanc placée devant cet orchestre d’incapables. Tout le temps que dura ce concert, la scie qui s’était arrêtée pour les écouter, ne cessa de grincer des dents tant l’horreur de cette musique lui glaçait la lame. Mais en même temps, elle éprouvait de la pitié pour ces objets dénaturés dont elle devinait le problème, pressentant chez eux une fraternité qu’il serait bon de cultiver. Lorsque se figea l’horreur remplacée par un silence salvateur, le trombone s’avança vers elle et prit la parole :
-J’espère que tu n’as pas apprécié notre interprétation sinon cela voudrait dire que tu ne connais rien à la musique. Auquel cas nous n’aurions plus rien à nous dire !
-De peur de vous blesser, je n’osais vous signifier combien c’était immonde, mais puisque vous insistez…je n’ai jamais rien entendu d’aussi affligeant ! Pourquoi persistez-vous à enlaidir le monde si vous êtes conscient de cela ? Vous ne pensez tout de même pas vous améliorer, rendus à ce point ?
-Une puissante pulsion nous pousse sans cesse à jouer. Nous n’y pouvons rien, c’est plus fort que nous. Pour mieux nous comprendre, permets-moi de te raconter notre histoire. Nous sommes des objets en marge que les spécialistes nomment transfonctionnels.
-Je ne connais pas ce terme. Qu’est-ce que cela veut dire ?
-À l’instar des transsexuels qui veulent changer de sexe, nous voulons changer de fonction. Il y a beaucoup plus d’objets dans ce cas que le monde veut bien le reconnaître, surtout si l’on considère qu’à côté des sexes qui ne sont que deux, les fonctions sont multiples. La déviation semble toujours provoquée par des homonymies de vocabulaire et des glissements de sens comme si un dieu rigoleur se jouait constamment de nous en savonnant les pentes de la sémantique. Telle clé qui se tenait tranquille dans sa serrure, subitement veut résoudre les mystères. Tel bouquet garni se prend soudain pour les crevettes qu’il est censé aromatiser. D’autres sont marqués depuis la naissance, j’ai connu un violon qui n’a jamais restitué une note, il les emprisonnait derrière ses cordes comme de vulgaires malfaiteurs.
-Tu me cites des cas où n’interviennent pas que des objets. Cela arrive donc aussi à des concepts, des constructions et des animaux ?
-Oui, ainsi qu’à des plantes, des idées et des sentiments. Le triangle qui est avec nous est par exemple une pure vue de l’esprit, un concept mathématique mystérieusement échappé d’un manuel de géométrie.
-Ce qui arrive à toutes ces choses est terrible à côté de mes petits ennuis. Elles doivent se sentir bien isolées !
-Avec l’expérience, les transfonctionnels se sont organisés en différentes corporations respectant leurs affinités. Notre petit groupe est composé de futurs instruments de musique. Le rêve de chacun d’entre nous est de se faire poser des implants afin de pouvoir jouer correctement, mais l’opération coûte d’autant plus cher que la transformation est importante. Moi par exemple, j’ai besoin d’une mutation radicale pour être considéré comme un trombone à coulisse, c’est aussi le cas du piano. Alors que chez toi, il suffit de modifier ta lame pour que tu deviennes une véritable scie musicale. Je suis même certain que tu ne sonnes déjà pas si mal comme tu es. Ai-je vu juste ?
-Si ma lame était en meilleur état, je te donnerais raison, mais j’ai honte de me plaindre après ce que tu viens de raconter. Puis-je me joindre à vous et faire quelque chose ?
-Tu apporteras un peu de mieux à l’orchestre, j’en suis certain ! Mais viens donc que je te présente aux autres ! Voici notre piano qui a passé sa jeunesse comme fourneau de cuisine dans un grand restaurant. Après avoir préparé tant de petits plats, le voici à son tour piano préparé par l'entremise du clavier d’ordinateur. À eux deux, ils arrivent à produire un cliquetis acceptable pour un insecte mélomane. La cloche à fromage nous vient de Normandie et c’est en découvrant le carillon de la cathédrale de Lisieux qu’elle a laissé derrière elle les odeurs de livarot pour celle de la sainteté. Elle résonne comme elle peut  quand je la frappe et c’est cent fois mieux que le triangle rectangle qui, n’étant qu’une abstraction, émet trois fois rien. C’est un cas désespéré qui fait semblant d’y croire. Je n’oublie pas notre timbale en fer blanc qui après une  terne carrière de quart de soldat recherche maintenant le quart de ton et nous sert à récolter la monnaie. Je termine par moi, attache-trombone, qui rassemblai pas mal de documentation dans un bureau d’études avant que de filer en coulisses. Je pense avoir fait le tour, alors bienvenue ! 
La nuit de Noël tirait à sa fin. Les derniers fêtards, qui avaient préféré le rapatriement fastidieux au bed and breakfast douillet des familles, rentraient chez eux, titubant sur les trottoirs enneigés. Aux murs des bâtisses, fenêtres et lucarnes s’éteignaient une à une comme les étoiles au petit jour. Chez les ventres distendus à la dinde et au foie gras, on soufflait les bougies d’une haleine de cognac, on tirait les chasses d’eau, on tapotait les oreillers. Aucun dormeur n’aura eu une pensée, ou alors très fugitive, pour le pauvre orchestre qui avait passé la soirée à jouer les classiques de Noël, mu par un élan cruel, un désir insatiable laissant les musiciens hagards et épuisés. Ils marchaient à la queue leu leu en quête d’un endroit où finir la nuit. L’égoïne menait l’étrange procession, couverte des guirlandes que les sapins épouvantés lui laissaient en offrande. Cette scie à ruban guidait sa troupe défaite comme un général décoré, vaincue mais déterminée. Il ne leur fallait pas s’endormir tant qu’ils n’auraient pas trouvé un refuge. Les dangers de la rue, surtout à ces heures reculées, n’étaient pas inexistants. Les brocanteurs des pays de l’est rôdaient à bord de leurs camionnettes béantes, guettant les objets en transit. Un malheur supplémentaire pouvait s’ajouter brusquement à leur déchéance et ils seraient alors vendus et prostitués à des bricoleurs peu scrupuleux, abusant d’eux en les transformant en pieds de lampes et en objets d’art contemporain. À moins que leur aspect peu reluisant les condamna à moisir éternellement aux étalages des puces parmi les séries de casseroles et les Séries Noires. Les flocons épais qui tombaient doucement se comportaient comme leurs rêves de musique, s’évanouissant dans le néant blanc et promis à un avenir de gadoue. Jamais ils ne rassembleraient la somme nécessaire à leurs opérations respectives. Le coût en était bien trop élevé pour être financé par de médiocres concerts des rues, bien qu’améliorés par le vibrato rouillé de l’égoïne. À la vérité, ils étaient bel et bien des objets aux aspirations décalées : des vessies qui se voulaient des lanternes. 
Alors que la troupe longeait un immeuble aux volets clos qui abritait en son sein de béton des estomacs endormis, un paquet-cadeau gros comme une armoire à glace tomba du ciel, leur barrant la route. L’arrivée soudaine de cette énorme boîte dorée et rehaussée d’un ravissant nœud rouge fut suivie d’une bordée de jurons si grossiers qu’il conviendra de ne pas les répéter ici. Cela venait du toit, les objets eurent à peine le temps de lever les yeux qu’une échelle de corde se déroula vivement et s’arrêta à un bon mètre du trottoir. En descendit un personnage à la barbe blanche et au costume rouge que le dernier des abrutis aura déjà reconnu tant il était de saison. Le Père Noël éprouva quelques difficultés en abordant le mètre manquant et le piano de cuisine, très serviable, se proposa comme marchepied. Une fois ses deux bottes bien plantées sur la neige, il s’adressa à eux :
-Merci les amis ! Rien ne vaut le plancher des vaches ! Ce métier m’oblige une fois par an à le quitter et ce maudit cadeau qui ne rentrait pas par la cheminée m’aura au moins permis d’y revenir plutôt que prévu !
L’orchestre trouva le Père Noël assez sympathique, à l'exception de la cloche très bien documentée sur les immeubles de grande et moyenne hauteur tant religieux que laïques, qui trouvait déraisonnable et peu professionnel de confondre un conduit de ventilation mécanique avec une classique cheminée. Quand le vieil écarlate leur demanda ce qu’un lot de brocante dans leur genre pouvait bien fabriquer ici au beau milieu de la nuit, le trombone réitéra les explications qu’il avait déjà fournies à la scie dans l’après-midi. Cela lui allait bien de parler, c’était l’intellectuel du groupe qui avait tout appris dans les bureaux en épinglant le savoir. Le Père Noël parut fort intéressé par cette histoire de transfonctionnels et tint en échange à expliquer ses propres origines :
-Cela va sans doute vous choquer mais le gentil barbu dispensateur de cadeaux que vous voyez là, n’a pas toujours été charmant avec les enfants. Il y a bien longtemps de cela en Angleterre, j’étais un professeur de violon réputé. À Londres où j’exerçais, les familles les plus prestigieuses me confiaient leurs enfants afin que leur fut enseigné les rudiments de cet art difficile qu’est la pratique d’un tel instrument. À mesure que passaient les années et que ma passion du violon était transmise avec plus ou moins de mal aux jeunes têtes de linottes, une autre passion sourdait en moi, inavouable mais irréductible, celle des jeunes corps qui maniaient l’instrument. Pendant les exercices, le mouvement d’archet d’un bras gracile suffisait à me mettre dans des états que je contenais à grand peine. Je jalousais le violon qui pouvait se nicher impunément au creux d’un épaule parfait sous un menton de satin. N’y tenant plus, je franchis le Rubicon séparant le désir de l’acte et les leçons se firent dorénavant sur mes genoux, les costumes des petits lords régulièrement abandonnés entre les pieds du tabouret. Ce qui devait arriver arriva, je fus trahi par une de mes victimes plus bavarde que les autres, qui sut dépasser la honte que je lui imposais en révélant l’ignominie à ses parents. La haute situation sociale de ces derniers ne permettait pas qu’un scandale pût éclater. M’évitant la prison, ils s’arrangèrent simplement de ruiner ma réputation auprès des autres familles et je me retrouvai bientôt sous les ponts, n’ayant pas d’autres compétences que l’enseignement désormais interdit du violon. Dans l’hypothèse où ils m’auraient dénoncé aux autorités, je doute qu’un juge m’eût condamné sévèrement. Les mœurs de l’époque étaient telles que deux homosexuels majeurs et consentants risquaient plus qu’un adulte fricotant avec des enfants dépourvus du moindre droit légitime. Ces maudites homonymies de vocabulaire qui vous pourchassent comme une malédiction m’étaient épargnées : le violeur au violon n’alla pas au violon. Je finis ma vie misérablement, rongé par le remords, non pas d’avoir eu ces penchants redoutables car je n’y pouvais grand-chose, mais de les avoir mis en pratique. Vous le savez aussi bien que moi, ceux-ci nous sont imposés sans que nous ayons la liberté d’en choisir de plus convenables mais quand ils s’avèrent néfastes pour la société, nous nous devons de les refouler au plus profond de nous-même ou pour le moins nous en accommoder sans nuire à personne. Ah, ce que je vous envie de ne désirer rien d’autre que la musique ! Lorsque vous l’aurez saisie, personne ne vous la retirera. Libre à vous de l'aimer comme cela vous chante ! Les petits enfants, ce n'est pas pareil, c'est très réglementé avec des bisous pas n’importe ou et pas par n'importe qui. 
-J’espère que vous n’en avez jamais eu ! S'exclama le trombone indigné. Quelle image de père vous leur auriez ainsi donnée !
-Hélas si ! Mes préférences sexuelles ne m’avaient jamais détourné des femmes qui constituaient pour moi une excellente introduction aux activités de la pédophilie par leur douceur naturelle et leur peau de bébé. Comme tout homme respectable à l’époque, j’avais fondé une famille en compagnie d’une charmante personne qui m’avait donné deux beaux enfants. Tant que mes apprentis violonistes me satisfaisaient, je ne m’inquiétais guère de subvertir ma propre descendance. Mais quand je fus découvert et perdis mon emploi, vint le temps des privations et je ne résistai que quelques jours avant de me tourner vers mes deux garçonnets. C’est ainsi que mon épouse apprit à son tour ce que mes employeurs connaissaient déjà et, après mon travail, ce fut mon foyer que je dus quitter sous l’opprobre et le déshonneur. Mes fils ressortirent de cette aventure complètement chamboulés et traumatisés pour la vie. Bannissant à jamais de leur esprit et de leur corps toute idée de relations sexuelles avec qui que ce fut, ils vécurent chacun de leur côté en célibataires endurcis, de façon quasi-monacale. Ils adoptèrent une attitude de méfiance extrême à l’égard de l’être humain et des rapports qu’il entretient avec ses semblables. Soupçonnant tout, enquêtant et résolvant dans la foulée, ils développèrent des capacités de déductions d’une virtuosité exceptionnelle. Comme en ce monde tout est exploitable, et qu’ils n’en possédaient pas moins un sens aigu des affaires, ils mirent leurs dons au service de la société. L’un loua ses compétences au gouvernement britannique, constituant peu à peu une banque de données indispensable aux services secrets. Tandis que l’autre se prit au jeu de débarrasser le monde de sa pègre, vaste programme qu’il entreprit en compagnie d’un docteur en médecine. Ce dernier, qui préférait la plume au stéthoscope, coucha sur le papier nombre de ces enquêtes si palpitantes qu’elles constituent encore aujourd’hui une lecture appréciée des grands et des petits. Aussi, quand je glisse dans une pantoufle au pied du sapin un exemplaire des aventures de Sherlock Holmes, je ne peux m’empêcher de penser que je suis en quelque sorte responsable de l’existence de ces ouvrages. Qu’un cadeau de Noël, apportant de la joie à un enfant, ait pour origine tant d’horreurs faites à d’autres, me laisse perplexe quant au fonctionnement de l’univers, machinerie démente dont le bien est le moteur et le mal son carburant.  
Par delà les flocons redoublant d’épaisseur, les yeux humides du Père Noël se perdaient dans le vague, en direction d’un monde révolu. Un monde où il avait commis d’épouvantables forfaits, il y avait bien longtemps, pendant l’enfance de son éternité.
-Tout ça ne nous dit pas comment vous êtes devenu le Père Noël ! Fit remarquer la scie qui prenait de plus en plus d’assurance au sein du groupe, jusqu’à devancer le trombone qui s’apprêtait à faire la même remarque.
-Patience, demoiselle ! J’y arrive ! Après ma mort, je fus transféré au paradis, Dieu ayant estimé que j’avais suffisamment regretté. Hélas ! Une nouvelle crise me terrassa et j’en vins à pourchasser les angelots dodus qui batifolaient parmi les nuages. Je dérobais les cordons aux robes des saints pour ligoter les ailes des chérubins rétifs. Ce genre de rodéo dans les cumulus déplut fort à Dieu qui entra dans une colère  si noire que le théâtre de mes ébats finit en pluie d’orage. Il réunit un tribunal pour me juger puisque personne n’avait été fichu de s’en occuper sur Terre. On me condamna à réparer mes fautes en passant le reste de l’éternité au service de l’enfance. Des ateliers tout équipés au Pôle Nord me furent fournis, avec du personnel qualifié dans la fabrication du jouet. Je fus entièrement libre de gérer l’entreprise à ma guise. On m’imposa une seule et unique clause, j’avais l’obligation de distribuer moi-même les cadeaux chaque année. C’était un sacré boulot mais je m’en suis bien tiré. J’ai su m’entourer de collaborateurs précieux qui ont conçu pour moi un équipement sur mesure afin de mener à bien ma mission. Je dispose maintenant de rennes supersoniques, d’un traîneau furtif et d’une hotte en kevlar. Une équipe bosse actuellement sur un écarteur de cheminée et s’il était déjà au point, nous ne nous serions pas rencontré cette nuit ! À ce propos, j’aurais bien besoin de renouveler quelques ustensiles usagés de mon repaire des glaces. Dans la cuisine, le fourneau accuse des signes de fatigue, la cloche à fromage est fêlée et mon quart à café est tout cabossé. Mon bureau fait pitié avec un clavier de guingois et des feuilles volantes un peu partout. De plus, il serait bon que j’y installe des étagères bien découpées et bien d’équerre. Si cela vous intéresse, je vous embauche pour une durée d’un an à compter de cet instant. Vous travaillerez pour moi sans salaire et en contrepartie je m’engage, à l’issue de ce contrat, à effectuer en mes ateliers toute transformation de vos organes nécessaire à vos aspirations musicales. Ai-je été assez clair ?
Les objets n’eurent rien à objecter à cette merveilleuse proposition. Le dieu facétieux qui les avait créés imparfaits et insatisfaits ne s’amusait donc plus de leurs tourments. Il avait placé sur leur route un messager en la personne du Père Noël et les rappelait à l’atelier pour vice de fabrication. C’était un dieu qui se comportait comme Renault avec ses Laguna et, très franchement, il était difficile de considérer cette affaire comme un miracle de Noël. On pourrait argumenter bien longtemps sur ce sujet mais peut-être n’est-ce pas le moment pour l’Auteur de gâcher la fameuse trêve de Noël où tout le monde se serre la main. À moins qu’un des personnages ne s’en mêle par des opinions désobligeantes sur le thème sulfureux qui articule ce présent conte. Pendant que les objets rejoignaient la hotte maintenant débarrassée des PS3 et des lecteurs Blu-ray, l’égoïne s’inquiéta de savoir si le Père Noël, quand il arrivait par les cheminées, n’était pas tenté de rejoindre les enfants dans leurs petits lits. Il lui fut répondu ceci :
-Ils n’étaient pas stupides là-haut au point de lâcher un vicieux comme moi dans la nature sans quelques précautions. La plus grosse partie du problème m’a été retirée, le morceau coupable, si vous voyez ce que je veux dire ! Depuis, ça s’est drôlement arrangé…mais je me demande si, tout bien considéré, je ne pratique pas aujourd’hui une forme de pédophilie aussi pernicieuse. Un "amour des enfants" plein d’arrière-pensées mercantiles, se manifestant par des éjaculations annuelles de cadeaux de plus en plus abondants, fertilisant les jeunes consciences dans le but de les initier à la consommation, l’ultime vice de l’économie de marché ! Comme le pauvre Saint Marc avant moi, je ne suis qu’un instrument qui passe de la main de Dieu à celles des marchands de lessive.