vendredi 21 septembre 2012

Le dîner des chiens

(à Kafka, à Perec, à Čapek)

Le temps se traîne en gare, oblitérant le rail, loque aux motifs passés, quand nous voudrions que les minutes se bousculent au portillon, que les secondes voyagent en première. Nous attendons avec appétence et impatience le merveilleux dîner que vous avez l'art et l'habitude de concocter mine de rien mais mine d'or, les doigts dans le nez et les mains dans la farine. Pas un éternuement ne vient troubler la belle ordonnance de cette manipulation anatomiquement absconse. Rien ne met en péril le château de tartes, le fragile équilibre du persil frisottant, le vol-au-vent stabilisé, l'onctueuse purée bloquée depuis sa dernière rotation horaire selon Coriolis et votre sainte spatule, les morceaux de girolles englués dans ce giratoire, les tournedos à point sollicitant votre priorité adroite, a contrario des règles du rond-point pervers. Savantes contorsions culinaires au-delà de notre entendement, démembrements mystérieux, mais que nous goûtons fort et goulûment, tout comme le fruit sans pépins ni incidents qui en découle et roule et coule et déboule en nos palais, titillant nos papilles, pourléchant nos babines, élevant nos lèvres au rang des crocs, étirant nos langues et dévalant les gorges pentues vers nos estomacs estourbis de bonheur, carrément estomaqués. La sidération que provoquent en nous vos épinards tient moins au fer qu'ils contiennent sans le savoir, ces imbéciles ignorants, qu'au savoir-faire que vous développez sans saloper le beurre que vous y mettez, sans négliger la température du haut fourneau de votre haute cuisine. Comment rester cools devant vos babas tandis que nous restons babas devant vos coulis, porteurs croulants sous le fardeau de votre bagage culinaire si élevé qu'il en est himalayesque. Niçoise, piémontaise, grecque, marocaine, russe, peul, indienne, chickasaw, choctaw, mohawk, micmac, macdo, ms-dos, windows, le cosmopolitisme de vos salades nous interpelle, côtoyant la chiffonnade interlope sans jamais y sombrer...rots ! (veuillez pardonner ce renvoi collectif et orchestré, c'est l'effet différé de votre salade mexicaine apopocatépetlyptique). Votre pyramide de steaks saignants est si sanglante que nous apportons nos couteaux aztèques, n'y voyez pas là d'impolitesse mais plutôt une juste appréciation de vos talents remarquables ainsi que l'anticipation raisonnée de votre œuvre à venir. Nous sommes transportés par votre raie au beurre noir de Buenos Aires à Paris. Une dernière danse et des billets de retour sont prévus en cas de déculottée. Votre pain tout frais étoufferait le chrétien pendant la communion, tant il rapproche du divin. Ne vous faites pas du mauvais sang pour nous, nous ne courons aucun risque de ce côté, nous qui pratiquons seulement la religion du réverbère. À ce propos, vous comprendrez pour l'autre fois, quand nous sommes partis pisser sans participer à la vaisselle. C'est que nos vessies se sont prises d'adoration pour les lanternes de votre quartier. En quartiers, entiers, en meule, vos fromages sont si odorants que les bras nous en tombent, les mouches aussi. Votre camembert est si coulant que nos cuisses sentent le fromage, nos pieds aussi. Votre babybel paraffiné est si raffiné, peaufiné et affiné qu'in fine nous gagne tour à tour la confusion des langues. Your puente-l'évêque ist tan bongusta que lo nombramos кардинал. Outra promozione a la sección de produse lactate : der Obersturmbannführer von Livarot is élevé tot de rank van генерал. Nous vous épargnons le commentaire élogieux brait par le dernier d'entre nous au sujet de votre neufchâtel. Une telle phrase d'un sabir empruntant à l'étrusque, au volapük, au mangani et au kobaïen, que vient embrouiller encore un peu plus l'utilisation inconséquente de la grammaire schtroumpf, n'est pas faite pour éclaircir notre propos. L'incident est clos. Votre chocolat fondant dégouline de nos gueules en logorrhées noires, nos compliments tortueux empruntent la même trajectoire. Vous placez la barre si haut, Allah akbar, que vos confitures halals et cachères ne peuvent être données qu'à des cochons. Nous nous accommodons de ce qualificatif sans vergogne aucune. Les juifs et les musulmans, qui se croient au-dessus du panier de Bonne Maman, refusent d'en manger. Pourtant, les mûres préalablement rasées sont abattues selon les rituels pratiqués dans les différentes communautés, il en est de même pour les coings. Attention toutefois, les haricots sont haram, les aubergines à voile (les prunes à éviter) et les pommes vapeur. Vos parfaits ne sont plus perfectibles, pour nous nul consolament, bien que vos éclairs nous illuminent. Vos forêts noires ? Nous en faisons toute une montagne, natürlich ! Vos financiers sont si riches qu'ils pourraient prêter à un taux moins élevé le cholestérol que nous ne leur rendront jamais. Les amandes qu'ils nous somment de payer sont réduites en poudre. C'est là que vos gâteaux deviennent vraiment saisissants. Quant à vos recettes innombrables de petits fours dont nous ne faisons qu'une bouchée, nous pensons à un grand projet d'industrialisation. Quelques problèmes d'organisation subsistent, mais la solution finale devrait offrir au consommateur un choix varié de nos produits qui porteront votre griffe. Pour l'instant tout cela doit rester secret, mais nous pouvons tout de même vous dire que nous ferons faire la garniture et la crème à Thouars. Cette ville du Poitou-Charentes présente de multiples avantages : le pâturage y est tendre, le bétail docile, et le barbelé solide. Un de nos futurs actionnaires du Koweit a récemment visité le site où nous comptons implanter notre unité de production. Il en est ressorti enchanté, l'émir adore. Mais nous sommes au bord de la digression, revenons à vos desserts. Le tonnerre de vos Paris-Brest roule en nos gorges qui l'avalent, le guident habilement, rênes en main, vers nos bas-fonds où ça va continuer de glouglouter, borborygmes de gloutons barbares. L'air de rien, un bar bien garni élève le zinc et honore l'hôtesse, c'est vodka (absolute aéroflotte). Nous apprécions également le glaçon dans ce whisky husky, le Return Of The Distilled Bones Of The Very Very Old And Ancestral Special Grandfather McAbbey Frozen In The Snow Very Very Dark Vador Label On The Rocks Sweet Little 16 Years Old. Vous en reste-t-il un fond de tonneau ? Même ton eau votre eau nous tue, si limpide qu'elle nous liquide. Aussi pure que la colombe, elle roucoule en nous et nous plombe, la palombe. Sans lipides, ni glucides, ni protides, elle nous trucide. Si fraiche, avec une larme d'amour, une pointe de magnésium, un rien de calcium, un soupçon de sodium, un brin de bicarbonates, un nuage de nitrates, un fil de fluor, un poil de potassium et un chouïa de chlorure, qu'elle ne nourrit guère qu'elle nous désespère, bien qu'elle nous désaltère. En outre, die Quelle est la source. Nos reins distillent l'or du Rhin qui traverse notre pays et de l'Ilm qui arrose notre ville dont l'initiale fut tracée dans l'air par l'index de notre grand poète, au-dessus de son lit de mort. Elle y plane toujours, W ou le souvenir de vieillesse, fantomatique sinusoïdale portant de plus en plus de lumière, exécutrice luciférienne accomplissant ainsi la dernière consigne du moribond. Mais nous nous égarons encore, revenons à vos Moutons, à vos Clos, à vos Châteaux. Nous nous gargarisons de vos vins colorés comme si c'étaient les nôtres, mais si nous offrons une modeste bouteille, modeste broutille, nous rougissons de sa qualité stratégiquement moindre qui ne peut absolument pas dévaluer vos merveilles incarnates et vermeilles, sorties d'une vieille cave où des câbles arachnéens relient les millésimes entre des casiers au bois vermoulu. Nous sommes moulus, étant de nature peu robuste, rien qu'à l'idée de gravir le haut plateau d'où provient votre café. Il nous est de fait difficile d'y attraper le sucre, et nous vous sommes reconnaissants de bien vouloir nous en lancer quelques pierres depuis la Bolivie (si nous remuons la queue, ce trait d'esprit en est la principale cause, bien avant la réception de vos sussucres). Votre lait si crémeux, vos crèmes si laitières, votre beurre si onctueux au parfum si herbeux — et nous si verbeux — nous laissent penser que c'est vous la vache. Mais vos œufs au très gros calibre nous détrompent, c'est donc vous l'éléphant la poule abattue hier soir, au très gros calibre, boulevard Henri-IV. Quel manque de pot ! Vous allez nous manquer, parole de ventres ! La police fait ce qu'elle peut pour vous remplacer. Il paraît qu'ils ont cuisiné un suspect qu'on nous servira au dîner, un coiffeur spécialisé dans le chignon qui a tout avoué sans rechigner. Il ne supportait plus votre crête rouge que vous arboriez en gloussant quand vous passiez devant son salon. Il est vrai que, mis à part votre table irréprochable (non, non, non, de ce côté-là rien à redire), pour le reste vous étiez assez insupportable. Mais c'était si bon, si nourrissant chez vous. "C'est une crème, ce merlan" nous a confié l'inspecteur, "Il nous a tout balancé sans qu'on s'énerve, et en prime il nous a débarrassé d'une emmerdeuse de première". C'est très gentil de la part des forces de l'ordre, de nous organiser un dîner de remplacement, maintenant que vous n'êtes plus là. Ils n'ont pas osé cuire votre cadavre. Ce n'est pas plus mal, nous n'aurions pas eu le cœur à vous manger. Mais tout de même, du poisson à la crème, c'est un peu léger pour des braques. C'est que nous étions habitués à plus copieux. Il faudrait que son avocat soit là, c'est bien gras l'avocat. Nous lui réglerions son affaire en trois coups de cuiller à pot de guacamole. Nous irons sans nous illusionner pour voir ce que ça vaudra, qui sera présent, et nous jugerons sur place ce qui pourra être envisagé, ceux qui seront dévisagés, défigurés, déchiquetés, réduits en miettes comme ces canapés fragiles que les bourgeois imprudents laissent à la garde de nos jeunes cousins labradors. Mais nous ne sommes plus des enfants. Nous avons passé l'âge de ronger du Bauhaus à moelle de rotin tressé.