jeudi 14 novembre 2019

Bricoles : 029 - Économe

























Vieux compagnon des corvées de pluches que le respect de règles diététiques m'impose, mon économe est fatigué, il a dilapidé sa robustesse au jeu des rivets dans le bois. Nous avons trop travaillé pour la peau tous les deux, trop bûché d'yeux, et sommes allés dans le décor, produisant des kilomètres de guirlandes végétales puisqu'il est vrai que nous n'avons jamais réussi ensemble à tailler les bavettes, ni à dépouiller la langue pour cela, j'ai dû le tromper avec des outils autrement plumitifs. Des lustres passés à dessaper patates, carottes et autres légumes désirables, auront à peine entamé le fil d'une lame d'inox qui se porte comme un charme mais le manche, quant à lui, paraissant fait de la même essence peu coriace à l'humidité, a déjà succombé au plongeon quotidien dans mes eaux de vaisselle décapantes. Ignorant superbement la ruine lichtenbergienne où voudrait l'attirer une attelle aussi détrempée que la vieille barque de Charon, l'acier reluisant continue de remplir son office et le mien. Selfoods volubiles, les épluchures se dévident dans l'arrière-cuisine de mes repas tels des rouleaux de pellicule argentique, et j'ai de plus en plus mal au creux de la main. Vestige d'un manche disparu, rostre acéré que j'empoigne, la soie du couteau me blesse, ce n'est pas aussi confortable que le poil qui me pousserait dans la paume si je renonçais à ma tâche. L'autre jour, nous attaquant à un panais ligneux, je me suis écorché la ligne de vie. Ça ne peut plus durer. Si l'humanité avait pelé la planète comme l'économe la pomme, au lieu de se comporter comme une pince avec une noix, nous bénéficierions aujourd'hui d'un anthropocène durable, les choses seraient bien faites, et aucune obsolescence n'aurait jamais été programmée pour mon petit ustensile qui porterait son nom d'autant plus fièrement dans son petit costume imputrescible. Négligeant les ingénieuses ressources de la menuiserie des maisons de poupées et la féerie de l'impression tridimensionnelle, je m'y suis pris comme le manche que je n'avais plus, me précipitant au rayon cuisine du grand bazar des mousquetaires, consommateur effréné à la recherche d'une autre lame équipée de ce qui me manquait tant. Au milieu des mandolines, des tire-bouchons, des cuillères à pamplemousse et des chinois, surtout des chinois, je découvre l'unique modèle exposé, fabriqué en Allemagne avec les derniers grammes d'acier de la Ruhr et de foi en l'Europe, je n'en demandais pas tant. Mais le manche est encore en bois du hêtre : bel essai turlupin de résistance au néant. J'espère qu'il durera aussi longtemps que l'ancien, je touche du bois. Le contrefort du tranchant droit de cette lame germanique évoque le bord d'un timbre avec sa fine dentelure qui n'a pas été conçue pour éplucher son courrier, mais pour écailler le poisson sur un vieux journal qui est peut-être arrivé par la Deutsche Post, tout compte fait. Bien que fondre deux outils en un propose une déclinaison prudente du couteau suisse et un modèle de décroissance, j'aperçois néanmoins dans un tel appariement un embryon de désuétude qui ne fera que grandir dans un monde devenu végan de gré ou de force, où les rivières et les océans seront le conservatoire d'une poiscaille interdite, et duquel mon nouvel économe, affairé et suréquipé, sourira encore de ses petites dents intactes.