Je me rends compte que l'écriture de mon carnet de prison me prend le temps que je devrais consacrer à élaborer des stratégies d'évasion.
Mes projets de fuite sont tombés à l'eau, pourtant je ne ressens nulle amertume : sans doute mon chagrin s'est-il noyé par la même occasion, je ne savais pas mon style si coulant.
Je me suis aperçu qu'un autre prisonnier dans ce camp est possédé lui aussi par le démon de l'écriture : il rédige par le menu le récit de ses nombreuses évasions ; où trouve-t-il le temps d'en faire des tartines ?
C'est un peu ennuyeux à la lecture et pour mon ego : je l'ai dénoncé au directeur qui nous a autorisés à varier le régime batracien que la nature nous impose depuis quelques semaines.
Les mémoires sur mie de pain aplatie du détenu Latude font de potables lasagnes au cresson qui nous changent des cuisses de grenouille ; les notes de bas de page finissent dans la soupe comme vermicelles alphabétiques.
Une arête de poisson me reste en travers de la gorge : ce maudit scribouilleur les utilisait trempées dans son sang en guise de plumes.
On m'informe à l'instant que l'homme s'est encore échappé ; il n'a pas digéré le repas que nous lui avons fait avaler de force et nous a traités de cannibales.
Knock joue au docteur avec Élise, toutefois il doit rester patient : elle lui permet quelques caresses frôlant l'adultère, bien que celles-ci ne dépassent pas la frontière imperméable des enfantillages.
Harpagon observe ces ébats et se veut un père moderne : c'est une bonne chose de laisser sa fille choisir ses études, mais le plus vieux métier du monde ne s'apprend pas sans bourse délier.
Concernant le prétendu abbé Faria, rien de nouveau pour l'instant : le travail de la fourmi a commencé il y a cent millions d'années...