lundi 10 octobre 2016

*Ghorto 16





















Je me rends compte que l'écriture de mon carnet de prison me prend le temps que je devrais consacrer à élaborer des stratégies d'évasion.

Mes projets de fuite sont tombés à l'eau, pourtant je ne ressens nulle amertume : sans doute mon chagrin s'est-il noyé par la même occasion, je ne savais pas mon style si coulant.

Je me suis aperçu qu'un autre prisonnier dans ce camp est possédé lui aussi par le démon de l'écriture : il rédige par le menu le récit de ses nombreuses évasions ; où trouve-t-il le temps d'en faire des tartines ?

C'est un peu ennuyeux à la lecture et pour mon ego : je l'ai dénoncé au directeur qui nous a autorisés à varier le régime batracien que la nature nous impose depuis quelques semaines.

Les mémoires sur mie de pain aplatie du détenu Latude font de potables lasagnes au cresson qui nous changent des cuisses de grenouille ; les notes de bas de page finissent dans la soupe comme vermicelles alphabétiques.

Une arête de poisson me reste en travers de la gorge : ce maudit scribouilleur les utilisait trempées dans son sang en guise de plumes.

On m'informe à l'instant que l'homme s'est encore échappé ; il n'a pas digéré le repas que nous lui avons fait avaler de force et nous a traités de cannibales.

Knock joue au docteur avec Élise, toutefois il doit rester patient : elle lui permet quelques caresses frôlant l'adultère, bien que celles-ci ne dépassent pas la frontière imperméable des enfantillages.

Harpagon observe ces ébats et se veut un père moderne : c'est une bonne chose de laisser sa fille choisir ses études, mais le plus vieux métier du monde ne s'apprend pas sans bourse délier.

Concernant le prétendu abbé Faria, rien de nouveau pour l'instant : le travail de la fourmi a commencé il y a cent millions d'années...

lundi 3 octobre 2016

*Ghorto 15






















Le dernier paquet de cigarettes qui nous restait a pris l'eau : nos bourreaux vont devoir différer les exécutions prévues.

La liberté est plus traîtresse que le tabac : nous la prisons fort mais elle nous passe sous le nez.

Nous nous embourbons dans le marécage qu'est devenue notre prison des champs ; on en viendrait presque à jalouser la sinistre Conciergerie pour ses fondations sur pilotis.

La soif et la faim reculent : pour faire taire les grenouilles de mon estomac, il suffit que je mange celles qui sont à mes pieds.

Un noyer déraciné par la tempête est couché en travers du chemin d'accès à notre camp, retenant dans ses branches noueuses un noyé, cadavre anonyme d'un détenu sans histoire ; l'homonymie des termes rend la situation grotesque, laissant croire à d'éventuels lecteurs que j'imagine cela sans sincérité aucune, remplissant ma page d'une ineptie facile.

À ceux dont la suspension d'incrédulité ‒ telle que l'a définie un célèbre poète lakiste ‒ n'amortit pas assez le choc tellurique contre la fiction, je conseillerai le repli vers la lecture des livres de compte vérifiés par les représentants du fisc ; ils y trouveront une stricte narration de l'ordre des choses, un rapport à leur mesure.

Mes camarades et codétenus, indécrottables philistins, confondant écriture et course cycliste, se demandent combien de temps je puis mettre à peaufiner les petites relations carcérales dont j'ai le secret et que je leur fais partager dans l'illusion de contrer l'ennui terrassant qui nous isole du monde ; pourtant, ils ne se soucient guère des quatre années passées par Léonard de Vinci sur la Joconde, portrait mi-corps décimétrique qu'il aurait pu torcher en une semaine, bien fâché ; mais peut-être ne les a-t-on jamais informés de ce détail.

Harpagon n'était pas la cible du dieu de l'amour, mais une cupidité extrême le plaça sur la trajectoire de ses flèches d'argent : un tel personnage archétypal est prisonnier de ses mouvements.

Élise n'avait plus que la peau sur les os et vivait repliée sur elle-même ; elle se sent plus légère encore depuis que Knock lui a insufflé le bon air impur et malsain qui fortifie et déploie le corps des poupées gonflables.

Un bémol cependant, elle doit renoncer à ses boucles d'or : le prétendu abbé Faria lui a emprunté son fer à friser dans une tentative myrmicéenne d’assécher le terrain...