dimanche 30 septembre 2018

Bricoles : 016 - Espérance










Plutôt qu'une lettre cachetée, j'aurais préféré, au moment de franchir le guichet en aveugle comme la taupe au printemps, que la vie me fût servie sous la forme d'un blanc-seing. Il m'aurait mieux nourri que le tiède colostrum du téton maternel, et j'aurais bu du petit-lait sans compter le restant de mes jours, sans parler de mes nuits, ni redouter les à-coups de la guillotine dont j'aurais pris soin de huiler les glissières et d'aiguiser la lame autant que ma plume après moult vérifications galiléennes sur la chute des corps , enluminant à ma guise cette main de papier vierge d'un guillochis délicat à faire tomber une chiromancienne ‒ plus ou moins rapidement selon la résistance de l'air. J'ai voulu tempérer ma déception par la conviction, digne d'un charbonnier immaculé, que s'il n'y a rien ni personne pour apposer une signature au bas du document, il n'y a sans doute rien ni beurre en broche non plus pour en sceller l'enveloppe, et me suis consolé un instant avant de saisir jusqu’où la vicissitude étale la poisse : la destinée est autocollante.

mardi 25 septembre 2018

Bricoles : 015 - Érotisme


L'Origine du monde s'appelait donc Constance Quéniaux, la coïncidence est aussi troublante que le restera toujours son fameux entrejambe : quand on pense avec quelle constance, depuis l'aube des temps, est extirpée la kyrielle des "queniaux" de la brèche dans la sombre forêt ! Lacan, qui posséda le tableau pendant un bon quart de siècle, s'il l'avait su en serait resté baba. Mais peut-être qu'un ami angevin, sarthois, mayennais, qui d'autre ? aura glissé à l'oreille de Courbet que ce modèle-ci plutôt que celui-là avait, en plus de la gueule de l'emploi, le cul de l'homophonie presque parfaite. On pourra regretter que Claude Schopp, inspecteur assidu des Renseignements Généraux Littéraires, en levant le mystère, nous dévoile néanmoins hélas si, même le nez un visage assez banal qui n'est pas à la hauteur du bas. Mais la vie est ainsi faite souvent d'asymétries avec lesquelles nous devons composer. Et ne jamais savoir, faute d'écriture, comment fut la chatte de la Brassempouy, une "in-cantatrice" paléolithique au joli petit minois, vaut peut-être mieux pour l'équilibre de nos fantasmes. Soyons tranquilles, les préhistoriens auront beau la torturer sur toutes les coutures et sous tomodensitométrie, un seul indice nous prouve qu'elle ne parlera jamais.

samedi 22 septembre 2018

Bricoles : 014 - Exégèse




















Il viendra un temps où l'idée même de voyage apparaîtra déplacée et selon toute apparence, personne ne se déplacera plus. L'humanité restera les yeux rivés sur les écrans où défilera le quotidien des vies comme le fait un paysage à travers les fenêtres d'un train, mais ces fenêtres-là seront posées sur les planchers, et les corps allongés sur le dos en travers des rails boulonnés par-dessus regarderont en direct à l'intérieur des wagons les images filmées de leurs propres supplices s'enfuir à toute vitesse, leurs derniers soupçons de mobilité s'évaporer dans le flirt d'une mise en abyme avec un balayage ophtalmique latéral, tandis qu'un rugissement continu tiendra la chandelle, bien que si j'avais à sonoriser cette séquence de ma nuit, je choisirais un morceau plus sautillant qu'un simple drone. Ursus Arctos Wonderfilis de Gastr del Sol pourrait tout à fait convenir. C'est le rêve que j'ai fait la nuit dernière et qui m'est soudain revenu dans la matinée. Sans doute n'ai-je pas tout donné dans mon "éparpillement", y aurait-il une frustration à s'être faufilée dans l’arrière-boutique de mes petites boucheries paradoxales ? je reste songeur. J'essaie maintenant de coucher par écrit ce casse-tête aux faux airs d'Escher l'illusion d'un trompe-l’œil, mais avec un je-ne-sais-quoi de Topor, pas simple de s'y retrouver avant qu'il ne s'évanouisse pour de bon. Je tiens aussi à préciser que c'était bien un rêve et non un cauchemar, un rêve tranquille qui n'a pas perturbé mon sommeil : j'assistai à cette scène vidéo-ferrovière sans peur ni suée aucunes comme un observateur ne se sentant guère concerné par l’événement ; sans excitation particulière non plus, je ne me suis pas vu dans la situation d'un voyeur. J'étais un dieu blasé de sa création et je tente à présent d'abolir cette indifférence en convoquant le démon de l'écriture quelque part entre ironisme et onirisme.

dimanche 16 septembre 2018

Bricoles : 013 - Escalade



En tant que fervent défenseur des traditions inventées de toutes pièces au pénultième siècle, comme ce grand papillon noir qui niche sur la tête des Alsaciennes, on ne s'étonnera pas de trouver le Decathlon de Mont-de-Marsan bien achalandé en échasses. Par contre, si l'on ressent quelque vague à l'âme envers la condition animale, on reconnaîtra ces ustensiles de sport pour ce qu'ils ont toujours été : des prolongements artificiels aux jambes des bergers nazis formant avec ceux-ci d'affreux mécananthropes, mariage de la perche et de l'alpin, miradors ambulants destinés à la surveillance concentrationnaire des troupeaux de brebis bassement exploitées pour le seul confort de l'être humain. Dans ces conditions déplorables, on comprendra aisément que l'espèce ovine en a ras le tank de se laisser manger la laine sur le dos ; aussi qu'attendent donc les âmes empathiques pour bêler de concert et taguer les merceries, aller défiler en bandes les pelotes de la honte ? Seulement, pour en faire tout un fromage, les agitateurs potentiels se verraient dans l'obligation d'utiliser un produit de provenance prohibée, ce qui est loin d'être gagné dans cette affaire un peu bête. Dans un combat élargi qui voudra bien s'égailler jusqu'aux basses-cours, volières et autres ménageries c'est qu'il ne faudrait pas oublier l'ornithorynque dont il convient que la susceptibilité soit ménagée également , on ne voit pas bien non plus comment le véganisme va s'arranger du principe de précaution, sachant que ses adeptes rechignent à marcher sur des œufs. On sait aussi qu'ils se lancent dans des actions spontanées qui ne cassent pas trois pattes à un canard, ni une, ni deux. Comment faire bouger les choses quand la langue des mots qui les signifient semble clouée sur un abécédaire, quand les expressions mêmes expriment le jus de toute volonté antérograde ? Leur faudra-t-il, dans une tentative désespérée de faire barrage au conservatisme des paroles, détourner le cours du flux menstruel de la rédaction épicène pour oser écrire, et insister sur ce point, que nous ·ne· sommes ·pas· à cent lieu·e·s d'avoir vidé les mers et les océans de tous leurs poissons ? Mais que les défenseurs de la cause gardent espoir ; leurs luttes ne sont pas vaines : nous prenons tous conscience, petit à petit, que nuire aux animaux revient à nous faire du mal à nous-mêmes. Ne serait-ce qu'à la fin de l'été lorsque les mouches à l'agonie se jettent sur nous tels de jeunes chiens fous, tandis que les plus gros spécimens nous atterrissent dans les cheveux comme des bombardiers russes ayant essuyé un tir d'artillerie tchétchène, et que nous essayons de nous en débarrasser et n'arrivons qu'à nous mettre les gifles et les claques supplémentaires que les guérillas familiales nous ont refusées. Pensons aussi aux fêtes de fin d'année quand l'ouverture des huîtres se termine aux urgences avec un serpentin dans le bras qui nous perfuse un soluté de glucose et de désarroi. Le monde est insidieux parfois, il se peut que le piège profite autant à la proie qu'à son prédateur. Les végétaliens savent-ils que leurs meilleurs soutiens sont leurs pires ennemis : d'occultes cannibales qui espèrent disposer à terme d'un cheptel à la viande plus saine ? Lequel sera engraissé par une agriculture en pleine extension du fait de la libération des surfaces précédemment occupées par les pâturages. Le cartel des anthropophages appuyant d'un même élan les activistes anti-voitures, bientôt l'on replantera sur les Champs Élysées, et les vélos zigzagueront entre les massifs d'herbes aromatiques. Le fenugrec qui poussera très bien à Paris à cause d'un réchauffement climatique inertiel et acquis et le persil auront un petit goût de mort au palais de l'humanité vertueuse.

mercredi 5 septembre 2018

Bricoles : 012 - Éparpillement


















Il y a mille et une façons de voyager ; ne pas voyager en est une.

Le voyageur qui cherche l'aventure et l'inhabituel doit accepter d'être déstabilisé. Ce n'est pas bien difficile : s'il ne peut quitter son domicile, il est aussitôt déstabilisé.

Je n'ai rien contre les gens qui aiment voyager. Mes voisins sont souvent partis et cela me plaît beaucoup.

Les guides touristiques sont fatigants à consulter, nous finissons par avoir des valises sous les yeux. Comme je veux voyager loin dans les meilleurs livres, je ménage la monture de mes lunettes ; et faisons feu qui dure des mauvaises brochures.

Personnellement je n'aime guère me déplacer, aussi les deux ouvrages sur la question que j'ai toujours idolâtrés sont le Voyage autour de ma chambre de Xavier de Maistre pour son immobilité parfaite, et le Voyage sentimental à travers la France et l'Italie de Laurence Sterne parce qu'il est inachevé : parti de Calais, le narrateur devait pousser jusqu'à Naples mais fort heureusement la mort de l'auteur a fait qu'il ne dépassera jamais Lyon.

Les vulgarisateurs scientifiques comparent souvent les chromosomes aux lacets des chaussures et les télomères à leurs aglets, en précisant qu'il faut bouger, se promener, voyager pour éviter l'usure prématurée de ce genre d'installation diabolique. Pourtant, il y a plus de chances de se prendre les pieds dans ses lacets en faisant de la randonnée qu'en restant dans son canapé avec ses pantoufles à scratch.

Une fascination également pour les voyages temporels et les uchronies, deux sous-genres de la science-fiction qui emmerdent un peu les amateurs de space opera et de robotique asimovienne. Ici, nul déplacement dans les trois dimensions : on ne va pas ailleurs mais hier ; on va également si (adverbe contrefactuel).

Lors de notre premier voyage, nous avons franchi le col de l'utérus. Au cours du dernier, nous roulerons à tombeau ouvert. C'est pourquoi j'aimerais un peu de calme entre ces deux expéditions.

Malgré mon amour de la sédentarité, j'éprouve une grande joie à lire des récits de voyage réels ou fictifs. Il n'y a pas d'incompatibilité : voyez les amateurs de romans policiers, beaucoup n'aiment pas la police, ni les assassins. Et faut-il être porté sur le sexe pour apprécier Sade ou Bataille, certains romans de William T. Vollmann ?

On s'est gentiment moqué quand j'ai pris pour emblème l'enclume à cause de sa masse qui la rend si posée, immobile et résistante aux coups. Voyons voir quel pourrait être son opposé : quelque chose de fugace et de très léger qui ne tient pas en place : le ballon de baudruche. Au premier zéphyr, on n'en parlerait plus.

Les touristes sont généralement des réfugiés culturels et des réfugiés ludiques, voire des réfugiés climatiques s'ils veulent seulement du soleil, du bon air ou de la neige. Un touriste qui recherche la pluie et la boue n'est pas un être humain : c'est un bigorneau, un égoutier, un éléphant ou un miquelot.

Bien sûr, il y a toujours ceux qui vont en Grèce et réclament un steak frites au restaurant, avec de la moutarde de Dijon s'il vous plaît, parakalo. Ce qui fait tiquer les autres promeneurs qui se prennent pour des puristes en se goinfrant de salades de poulpe et de feuilles de vigne farcies. Mais par devers soi, chacun reste campé sur ses positions respectives envers l'idée raisonnable d'un voyage digne de ce nom, son petit vertige pour couillons comme disait le médecin de nuit Destouches à la hauteur de ses propres ambitions pérégrines. Une véritable aventure, un vrai dépaysement, consisterait à commander un nasi goreng et du bortsch à Athènes dans la mesure du possible, à se mettre par une mise en abyme dans la peau d'un Grec dont le ventre voyagerait. Sinon, rester chez soi et se faire cuire un œuf.

On n'entend plus qu'eux, les touristes qui parlent de sortir des sentiers battus. Bientôt on leur vendra des machettes Quechua chez Decathlon au détriment des affaires du petit commerce, et les orties et les ronces repousseront sur les parkings des boutiques de souvenirs fabriqués en Chine.

J'ai passé tant de temps dans les romans étrangers que j'ai fini par acquérir un peu des manières et des goûts de leurs personnages. Je voyage donc à moindres frais puisqu'il me suffit de franchir le pas de ma porte pour trouver exotique la rue devant chez moi et le patelin qui la prolonge. En revenant de la boulangerie, je me sens comme Hemingway avec ma baguette sous le bras pour un peu, je me coifferais d'un béret. Mais je ne mange pas souvent de ce pain-là : si j'en abusais, je ne m'abuserais plus moi-même et redeviendrais bêtement français. Il y a des limites à ne pas franchir.

Dans notre monde obsédé par le mouvement, il n' y a pas plus grande sanction que l'incarcération. Nous avons supprimé la peine capitale pour son laisser-aller qui sublime la mort en puisant dans le champ lexical du voyage. Alors que nous en trouvons quelques exemples alambiqués par le passé, le concept de la prison ambulante relève maintenant du domaine de l'oxymore sauf à servir à des transports très brefs, extrêmement temporaires. C'est dire si nous voyageons vite. Le panier à salade n'est plus une affaire d'escargot.

Il est d'intrépides voyageurs qui aimeraient mieux faire le tour du monde avec un bracelet électronique à la cheville que rester planqués chez eux, assujettis à la superficie indécente de leur manoir sur laquelle gagner la salle à manger depuis la cuisine constituerait néanmoins une belle équipée s'ils avaient pour deux sous d'imagination, deux sous affriolants. Hélas! ils en sont totalement dépourvus, c'est d'ailleurs la raison qui les pousse à toujours aller constater de visu à travers le monde.

Fourrer leur nez partout, dormir chez l'habitant, visiter les placards, mettre le doigt dans les fissures des vieux murs, découvrir les gamelles, éprouver les limites de leurs goûts, rencontrer des gens vrais, du cru, un vendeur de nouilles à Hanoï dont ils ne comprennent pas un traître mot mais qui les émerveille pourtant grâce à la part d'enfumage propre à tous spectacles de magie. L'obséquiosité de la boulangère de leur quartier leur est par trop familière, ses discours sont limpides, et puis ils ne partagent pas les mêmes idées.

Certains touristes, par radinerie gratuite ou par réels soucis financiers, cherchent à tout prix à faire des économies. Ils déploient des stratégies confinant au terrain de la superstition en prenant pour argent comptant les hasards du calembour et de la contrepèterie, vont jusqu'à embarquer en low cost à Bakou et louer pas cher les services d'un sherpa.

En Amérique tout est plus grand : plutôt qu'un chat dans la gorge, un puma dans le canyon sera requis pour accompagner l'angine, voire un lynx dans le larynx si le cow-boy est rimailleur. Fraîchement rentrés de l'Ouest des États-Unis, des amis me tannent avec Las Vegas et la vallée de la Mort ; je leur précise en toussotant que par ici nous avons le casino de Bagnoles et que nous vivons dans un désert médical.

L'épervier glapit.
Le geai garrule.
La mésange zinzinule.
Le pigeon voyageur applaudit.

D'aucuns confondent allégrement Histoire et géographie, pensant sans doute que l'éloignement fait l'antiquité, à l'instar de l'image de ces galaxies qui nous arrive du fin fond de l'Espace. Ils s'envoient en l'air, se propulsent en Égypte, au Pérou, n'importe où, pour y renifler des ruines et mitrailler la roche. Ils déplacent discrètement un ou deux cailloux du bout de la sandale de randonnée, s'autorisant un frisson minable qu'ils croient dérober aux pilleurs de tombes et aux archéologues. Le passé qui les contemple du haut de ces pyramides leur fait un tel effet qu'ils sont comme des trous noirs en cavale, avalant tout ce qui est à leur portée, courbant l'échine sous les informations, les anecdotes des guides, les conférences, la lumière rasante, les couchers de soleil, les perspectives, les propositions de rafraîchissements divers, l'étalage miroitant des glaces à l'italienne ; ne recrachant rien, sinon la bigaille des pourboires et des guichets. Le soir, délestés d'un bon hectolitre de sueur occidentale, en se disputant la charogne du jour défunt sous une moustiquaire, ils émettront d'un geste nonchalant une onde gravitationnelle en tarif économique que nous recevrons par la Poste dans un milliard d'années, comme d'habitude : la photo reloue et glacée d'un tas de cailloux, au dos : un petit coucou depuis le Machu Picchu ; Nounou a mal aux genoux ; bonjour chez vous ; bisous.

Sur notre globe terraqué, la plupart des voyages restent superficiels. Les premiers vols commerciaux extra-atmosphériques sont encore pour demain. Les croisières sous-marines représentent une goutte d'eau dans l'océan. Quant à la pratique de la spéléologie, tous les projets sont enterrés depuis longtemps.

Une promenade est-elle un petit voyage très court ? Un voyage est-il une longue promenade ? À quelle distance, à quel moment basculons-nous de l'un à l'autre ? Ou s'agit-il plutôt d'un problème de but ? Voyageons-nous de A à B, puis de B à A ? Ou ne revenons-nous jamais ? Ou des années après ? Ne nous promenons-nous jamais vers B ? Partons-nous de A, faisons-nous demi-tour et revenons-nous ? Quoique ? Et si nous changions d'avis pendant la promenade ? Et pendant le tout début du voyage ? Doit-on ranger La Promenade (Der Spaziergang) de l'écrivain Robert Walser parmi les récits de voyage ? Ou sinon où la classer ? Doit-on la classer ? Cette manie des classements ! Serait-ce plutôt une histoire de conviction ? Un voyage est-il une chose sérieuse qui s'entreprend, qui nécessite du recul et de la profondeur ? Bien qu'il y ait des voyages imprévus ! Une promenade, est-ce plus futile ? Relève-t-elle davantage du domaine de la légèreté ? Existe-t-il des projets de promenade, comme il y a des projets de voyage ? Nous prenons acte que La Promenade est rédigée dans une écriture primesautière mais il y a de la profondeur dans cette légèreté et cette gaîté naïve, ce qui semble caractéristique du style de Robert Walser. Y a-t-il des voyages sans bagages ? Et des promenades avec ? À partir de quoi pouvons-nous considérer que l'on est en possession d'un ou de plusieurs bagages ? Un jambon-beurre entamé dans un sac  plastique constitue-t-il un bagage ? Ou un début de bagage ? Et un paquet de cigarettes ? Un individu qui se déplace avec deux grosses valises peut-il prétendre effectuer une simple promenade ? S'il est évident que l'on ne peut pas faire un voyage autrement qu'au sens figuré pendant une promenade, nous pouvons par contre très bien effectuer une ou plusieurs promenades au cours d'un voyage, mais qu'en est-il si nous tenons à ne jamais quitter nos valises des yeux, ni des mains ? Le voyage militaire s'appelle une expédition et se pratique évidemment avec armes et bagages, alors que les manœuvres sont une sorte de promenade mais le soldat y conserve toutefois son barda. Nous constatons ici qu'il ne faudra guère compter sur l'armée pour apaiser le conflit sémantique qui oppose le voyage à la promenade. Les deux belligérants se disputant un immense territoire, c'est la planète entière qu'il faudrait pacifier.

Le dialecte nord-mayennais entre gallo et normand méridional que j'ai baragouiné jusqu'à mon entrée en grande maternelle, je ne l'ai pas oublié. Cependant je ne l'ai pas transmis à mon fils. Nous n'avions pas le temps, trop occupés que nous étions, lui à gravir les différents niveaux de ses jeux vidéos japonais, moi à déchiffrer les arcanes d'obscurs romans latino-américains. Vingt-cinq langues meurent chaque année pendant que les papilles s'uniformisent sous le joug des big macs, des pizzas, des sushis, des kebabs, des tacos et des chilis. Le jean habille les jambes de cinq continents, même s'il restera importable en Antarctique avant la fonte totale de la calotte glaciaire pour être ensuite importable d'une autre manière. La casquette Nike et le hijab font la course : lequel coiffera l'autre sur le poteau ? Des Russes se prénomment Gérard, des Américains Vladimir et des Françaises Riheb. Le smartphone, la tablette Huawei, le camembert, la Kalachnikov, le béton armé, le soutien-gorge, la bassine en polypropylène, la brosse à dents envahissent le monde entier. Les us et les coutumes s'estompent face à la netteté internautique des standards internationaux ; seuls les Rosbifs font des pieds et des mains pour conserver leur dérogation au système métrique. Les récents foyers de nationalisme qui rougeoient sur le globe ne sont que les derniers tressaillements des multiples folklores moribonds ; bientôt il ne restera plus que les monuments et les sites naturels à se distinguer de l'univers normalisé des villes et des hommes. Mais déjà on ne visite plus Lascaux, et qu'un de ses fac-similés se retrouve en Chine n'est plus aujourd'hui une idée grotesque. Les réels progrès accomplis dans le domaine de la virtualité augmentée laissent augurer les fermetures prochaines de Venise et du Mont-Saint-Michel, lieux mythiques et mités où pullulent le badaud et l'esthète dans une confusion dantesque d'un autre côté, le Sahara n'est pas bien difficile à modéliser. Les béotiens qui n'y croient pas, invoquant les investissements considérables dans la restauration de ces chefs-d’œuvre, oublient qu'un lustre à peine avant l'invention de l'automobile, Augias faisait encore nettoyer ses écuries.

Voilà la rançon du voyage : notre recherche effrénée du pittoresque fait que nous gommons la différence et ses attraits en balayant par maladresse les traces de ce que nous poursuivons, sans comprendre dans une optique mcLuhanienne du truc que l'on ne poursuit jamais autre chose que des traces. Nous avons embrassé le lointain comme un proche, l'étouffant à moitié. Il est entré dans la famille, ce qui l'a rendu aussi inintéressant qu'un beau-frère. Sachant que notre Terre est ronde, il faudra bien qu'un jour ou l'autre nous nous mordions la queue dont nous reconnaîtrons d'un air dépité la saveur très ordinaire. Nos ressources culturelles sont en voie d'épuisement : tout le monde singera tout le monde de la même farine. Plus nous échangerons nos banalités interchangeables, plus nos diversités s'amenuiseront dans un feedback inversé. Passer le relais aux télécommunications n'arrangera rien. À terme nous deviendrons des légumes, un remède à la bougeotte qui arrivera bien tard.

Circulez, il n'y a rien à voir.

samedi 1 septembre 2018

Bricoles : 011 - Évaluation


Livraison rapide, soit. À part ça, décrire un livre "comme neuf" quand le haut des cent premières pages est jauni et gondolé comme si l'écrivain du dessus endossait la responsabilité d'un dégât des eaux, d'une fuite de sa mémoire en fonte, d'un mauvais tuyau refilé par une plume rivale mais plus sérieusement, résultat probable d'une exposition décennale à l'humidité d'une cave, voire d'un trempage après confusion avec un légume sec, agissements regrettables d'un individu ayant un pois chiche dans la tête ; aurait mieux fait de se rafraîchir les idées ‒, cette description, disais-je, relève d'un manque de rigueur doublé d'un œil sur le déclin toutefois rien qu'un ophtalmo compétent ne saurait résoudre , sans parler d'un odorat peu développé, ayant considéré que le papier dégage tout de même une très légère odeur de moisi rappelant celle de la momie d'un rat épineux du Caire crevé des suites d'une indigestion de fromage blanc de bufflesse. Si je me trompe et qu'aucun de ces sens ne soit incriminé, alors un fieffé coquin sans handicap me roule dans un fauteuil. Bref, si ce vendeur proposait aussi du pinard de choix à nous autres, chalands peu regardants, il serait à craindre qu'il ne l’eût stocké dans les parages de sa bibliothèque. Ceci étant dit, je ne conteste pas le prix frisant le double de ce que le poche coûtait neuf avant son épuisement chez l'éditeur ‒ cependant le grand format est toujours disponible pour trois euros de plus , nous savons tous que rareté et cherté sont les deux mamelles de la transe qui nous saisit en chine profonde. Non, c'est bien cette description erronée ou fallacieuse dont je me plains  entre ces deux qualificatifs mon cœur d'artichaut en croco balancera toujours ‒, ce mauvais tableau qui instille le doute en moi, cette croûte qui me gagne, une retraite, l'abandon du territoire de la certitude : je ne saurai jamais si mon escroc était sincère.