samedi 17 décembre 2011

Foutre les boules, prendre les rennes

Écrire un conte de Noël n'est pas un acte confortable permettant de se vautrer au centre du canapé fictionnel. Nous en sommes réduits très vite aux extrémités, deux strapontins opposés où nous ferons attention à nos fesses. D'un côté, le conte édifiant et neuneu pondu par un descendant de Dickens qui n'a jamais entendu parler des deux guerres mondiales qui ont ravagé la littérature et tout le reste. De l'autre, une tentative rock'n'roll, immorale et très surfaite d'épouvanter le bourgeois et la grand-mère avec du sang, du sperme et 250 grammes de crottes de nez. N'arrivant pas à me décider où m'asseoir, j'ai voulu naviguer de l'un à l'autre comme un faux cul pensant ainsi satisfaire les différentes sensibilités des lecteurs, mêlant noblesse et crapulerie dans les motivations de mes personnages, niaiseries et subtilités dans leurs propos, platitude et controverse dans leurs comportements. J'espère avoir réussi mon affaire sans trop de maladresses, n'endommageant pas les ressorts de l'histoire, ni ceux du canapé. Une toute dernière chose avant de lâcher dans le texte la meute des lecteurs, je veux dédier ce truc au regretté Thomas Disch, auteur du Vaillant petit grille-pain, nouvelle que j'ai découverte avec ravissement en 1981 et qui a fait son petit bonhomme de chemin à l'intérieur de ma tête jusqu'à m'inspirer un beau jour...

...La Nuit des Instruments

Dans l’atelier d’un bricoleur du dimanche vivait une scie égoïne. Elle y avait son emplacement soigneusement délimité au crayon gras sur un panneau de contreplaqué. Deux clous dorés la maintenaient en position à la gauche d’un grand té métallique. De l’autre côté de ce christ en croix, un tournevis cruciforme occupait la place du bon larron. Tout ce Golgotha de ferraille trônait au-dessus d’un établi surchargé où l’égoïne effectuait des séjours irréguliers. Des travaux de découpes grossières alternaient avec des périodes de coupes sombres où son manque de droiture la remisait aux clous. Après cette carrière en dents de scie, elle aurait pu aspirer à une retraite heureuse, se gardant de la rouille, si le démon de la musique ne l’avait saisie à bras-le-corps. Au cours d’une crise de rangement dont il était friand chaque automne, le maître des lieux l’avait laissée choir malencontreusement sur la caisse à outils entrebâillée où somnolait un marteau. 
Que le poète qui s’inquiète de savoir si les objets inanimés ont une lame se rassure, la scie en possédait une de bonne facture et qui vibra de mélodieuse façon quand elle rencontra la tête d’acier trempé du marteau. Un long vibrato doucereux comme du miel de paradis envahit l’atelier, se faufilant parmi les étagères et les rangements, pénétrant les outils d’une suave mélancolie qui ramollit la clé à molette et tourneboula les tournevis. Le marteau, douillettement installé dans son compartiment de tôle sur un lit de boulons, fut brutalement tiré de sa sieste et ne l’entendit pas de cette oreille quand elle lui déclara tout de go : « Je veux devenir musicienne ! ». Habitué à frapper les esprits par des répliques percutantes, l’outil resta interdit, surpris par cette dégringolade inopinée et stupéfait de cette requête incongrue. Il ne pouvait décemment la traiter de complètement marteau sans pratiquer une désagréable forme d’autocritique par personne interposée. Pour le coup, il se rabattit sur un médiocre « C’est ça, et moi je serai un requin-marteau du show biz, et je t’en ferai baver ! ».    
Dès lors, la scie n’eut de cesse de mettre son projet à exécution. Il lui fallait quitter au plus vite cet atelier sinistre qui sentait le renfermé. Il n’était pas question qu’elle y finit sa vie à se morfondre, tournant en rond comme la scie circulaire qu’elle n’était pas. Son talent se devait d’éclater au grand jour et dans les plus brefs délais. Le tournevis cruciforme tenta bien de la décourager, arguant des risques nombreux qu’il y avait à courir les chemins en quête d’une hypothétique gloire. Il ne comprenait guère ce genre d’envie, lui qui coulait des jours heureux avec une charmante vis Parker dont il connaissait la fente par cœur. Tous les arguments frileux propres aux pratiquants de son espèce y passèrent : Avec des scies, on mettrait Paris en attelles ! À trop vouloir franchir les obstacles, on risque la chute et maintes fois scie sauteuse finit en scie à bûches ! De mèche avec lui, la perceuse jalouse qui maîtrisait assez bien la percussion mais trop poltronne pour arriver à percer dans la musique, en rajouta hypocritement : Les fêtes approchaient, pourquoi ne pas rester et dispenser les fruits de son talent aux outils réjouis pendant la veillée de Noël au lieu de se comporter comme une égoïne égoïste. Rien n’y fit, tout ceci passa pour des platitudes plutôt dignes d’un tournevis plat et la scie s’enfuit un beau matin de décembre après avoir scié la porte de l’atelier.
La neige immaculée recouvrait toute la campagne et l’égoïne claquait des dents en pensant qu’il serait bien pratique de pouvoir déchirer un petit bout du grand manteau blanc de l’hiver afin de s’en couvrir. Elle progressait malaisément le long de la nationale qui menait à la ville, craignant de la part des voitures les éclaboussures qui la feraient rouiller, abîmant sa précieuse lame. Les automobilistes devaient la trouver bien dépourvue sans même un baluchon qu’on voit si souvent à l’épaule des routards. S’ils avaient réfléchi un tout petit peu au lieu d’avaler bêtement les kilomètres, ils auraient compris qu’une scie se nourrissant exclusivement de copeaux n’a que faire d’un bagage quand il lui suffit d’aller mordre à belles dents dans le premier morceau de bois venu. En revanche, si les conducteurs s’étaient vraiment creusé la cervelle, ils en auraient déduit qu’un baluchon n’est jamais inutile ne serait-ce que pour transporter un bidon d’antirouille. Mais la scie n’était pas si prévoyante, partie sur un coup de tête, elle avait oublié ses affaires de toilette. 
Le soleil bas sur l’horizon perçait timidement la grisaille aux alentours de midi. La scie, fourbue d’avoir marché depuis le matin, ressentit une petite faim. Apercevant une forêt de sapins au-delà d’un vallon, elle décida de s’y rendre afin de se restaurer. À mesure qu’elle se rapprochait des arbres, des vrombissements de plus en plus forts lui parvenaient. Le même bruit se répétait régulièrement, un moteur pétaradait et s’enflait rapidement avant de se calmer à nouveau et l’on entendait alors un bref craquement suivi d’un froufrou de branchages. En pénétrant dans la forêt, l’égoïne découvrit une tronçonneuse en plein travail. L’engin, un splendide Husqvarna, coupa son moteur quand il l’aperçut.
-Et toi là-bas ! Qu’est-ce que tu fiches par ici ! L’accès du chantier est réservé au personnel autorisé, c’est-à-dire moi et moi seul !
-Je me demandais juste si vous m’autoriseriez à manger quelques copeaux ? Je suis morte de faim !
-Non mais sans blague, c’est pas les restos du cœur ici !   
-S’il vous plait ! Je n’ai pas d’argent mais je vous aiderai à couper les sapins ! 
-Allez t’as de la chance que Noël approche ! Je ne te demanderai rien, il faut bien s’entraider entre scies ! Tu n’as qu’à t’occuper de ce sapin là, il est trop biscornu pour être livré en ville ! Personne n’en voudra pour le réveillon !
La scie ne fit pas prier et se jeta sur l’arbre difforme. Pendant que l’héroïne de cette histoire est occupée avec sa salade de verdure, l’Auteur aimerait s’entretenir avec le Lecteur d’un point délicat de grammaire. La plupart des scies comme l’égoïne et la tronçonneuse partagent avec la girafe l’utilisation de l’article féminin. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y ait pas de mâles parmi ces espèces. Nous sommes en effet trop habitués à manier une langue où le masculin domine et à l’inverse, savoir que bien des hippopotames et des butors sont des femelles n’étonne absolument personne. Pour dissiper toute équivoque, l’Auteur tient donc à préciser que l’égoïne est une fille tandis que la tronçonneuse est un garçon.    
Il ne restait pas grand chose du petit sapin biscornu après que la scie se fut sustentée. Tout en grognant d’aise, elle émit un  rot très musical qui mit la puce à l’oreille de la tronçonneuse.
-Ta lame a beau être un peu rouillée, tu ne sonnes pas mal pour une simple égoïne ! Ne serais-tu pas un de ces fichus outils qui rêvent de monter sur les planches ?
-Je me suis enfuie d’un atelier pour devenir musicienne !
-Eh bien j’espère que ta fugue finira en fugue de Bach !
La scie se sentant en confiance lui raconta son aventure. Pendant qu’elle s’épanchait, la tronçonneuse se rapprochait imperceptiblement d’elle, millimètre par millimètre, jusqu’à ce que sa grosse lame à chaîne se retrouva tout contre la sienne. Abondant dans son sens pour mieux la séduire, la tronçonneuse lui avoua qu’elle-même à ses moments perdus ne dédaignait pas composer quelques chansons. La scie, intéressée, lui demanda d’en interpréter une, espérant du coup que l’engin arrêterait de la coller et reprendrait une distance convenant mieux à d’honnêtes outils. Voici donc le Blues du Sapin accompagné par les rugissements en douze mesures d’un moteur deux-temps :
« Comme les ampoules qui vacillent quand l’EDF nous abandonne,
  Le sapin a les boules qui scintillent d’éclats brefs puis monotones.
  Il s’ennuie sous les guirlandes et voudrait passer les fêtes
  À faire du ski en Finlande ou manger une raclette.
  Ce n’est certes pas un cadeau d’être coupé de ses racines
  Planté inerte tel un fagot dans le gravier d’une bassine.
  Cette année, progrès de la science, nous avons un étrier métallique
  Où caler le pied en souffrance du supplicié électrique.
  Voici l'ennui vaincu en mettant le pied à l’étrier. »
En écoutant ce blues mélancolique, l’égoïne comprit qu’elle avait à faire à un être d’une grande sensibilité qui comprenait parfaitement les arbres qu'il assassinait. Mais quand il proposa de lui dérouiller sa lame d’une giclée d’huile moteur, elle s’enfuit à travers bois, peu désireuse de goûter les fluides d’un dépravé qui posait, à des fins publicitaires, dans les bras de filles plus ou moins dénudées.
Les magasins regorgeaient de jouets et de confiseries débordants des vitrines décorées. Des flocons de neige papillonnaient parmi les guirlandes, se mêlant au décor enchanteur. La scie errait dans les rues de la ville en liesse, n’ayant aucune idée de la façon dont s’y prendre pour devenir musicienne. Depuis qu’elle avait quitté ses clous dorés, le désappointement n’avait fait que grandir, furtif d’abord, au coin de la pensée, puis s’installant petit à petit, grignotant l’esprit jusqu’à occuper maintenant toute la place. La rouille avait progressé de même sur sa lame, ternissant le métal au point qu’elle ne pouvait plus s’y mirer et encore moins en tirer une note audible. Était-elle condamnée à vagabonder ainsi éternellement, se nourrissant aux poubelles de sciure pourrie d’asticots, recherchant les cageots moisis aux portes des arrière-boutiques, allant jusqu’à mordre les pieds des bancs dans les jardins publics ? Servirait-elle d’exemple pour l’édification de la jeunesse ? Les passants hautains sermonnant leurs progénitures : Voilà comment peut finir un chemin de scie en chemin de croix ! Dieu merci, nous touchons du bois ! 
Au gré de ses ruminations, l’égoïne remontait une rue commerçante quand elle se trouva à la hauteur d’un bien curieux orphéon. Un orchestre des plus hétéroclites jouait l’immortel succès de Tino Rossi. Petit Papa Noël était massacré par l’accouplement monstrueux d’un piano de cuisine avec un clavier d’ordinateur. Une attache-trombone assurait la partie rythmique en frappant alternativement une cloche à fromage et un triangle rectangle qui tintaient comme un glas un jour de brouillard. L’ensemble dégageait un tel air de fausseté et de décrépitude que les passants s’enfuyaient en hurlant et bien rares étaient les téméraires qui osaient s’approcher pour jeter ne serait-ce qu’un bouton de culotte dans la timbale en fer blanc placée devant cet orchestre d’incapables. Tout le temps que dura ce concert, la scie qui s’était arrêtée pour les écouter, ne cessa de grincer des dents tant l’horreur de cette musique lui glaçait la lame. Mais en même temps, elle éprouvait de la pitié pour ces objets dénaturés dont elle devinait le problème, pressentant chez eux une fraternité qu’il serait bon de cultiver. Lorsque se figea l’horreur remplacée par un silence salvateur, le trombone s’avança vers elle et prit la parole :
-J’espère que tu n’as pas apprécié notre interprétation sinon cela voudrait dire que tu ne connais rien à la musique. Auquel cas nous n’aurions plus rien à nous dire !
-De peur de vous blesser, je n’osais vous signifier combien c’était immonde, mais puisque vous insistez…je n’ai jamais rien entendu d’aussi affligeant ! Pourquoi persistez-vous à enlaidir le monde si vous êtes conscient de cela ? Vous ne pensez tout de même pas vous améliorer, rendus à ce point ?
-Une puissante pulsion nous pousse sans cesse à jouer. Nous n’y pouvons rien, c’est plus fort que nous. Pour mieux nous comprendre, permets-moi de te raconter notre histoire. Nous sommes des objets en marge que les spécialistes nomment transfonctionnels.
-Je ne connais pas ce terme. Qu’est-ce que cela veut dire ?
-À l’instar des transsexuels qui veulent changer de sexe, nous voulons changer de fonction. Il y a beaucoup plus d’objets dans ce cas que le monde veut bien le reconnaître, surtout si l’on considère qu’à côté des sexes qui ne sont que deux, les fonctions sont multiples. La déviation semble toujours provoquée par des homonymies de vocabulaire et des glissements de sens comme si un dieu rigoleur se jouait constamment de nous en savonnant les pentes de la sémantique. Telle clé qui se tenait tranquille dans sa serrure, subitement veut résoudre les mystères. Tel bouquet garni se prend soudain pour les crevettes qu’il est censé aromatiser. D’autres sont marqués depuis la naissance, j’ai connu un violon qui n’a jamais restitué une note, il les emprisonnait derrière ses cordes comme de vulgaires malfaiteurs.
-Tu me cites des cas où n’interviennent pas que des objets. Cela arrive donc aussi à des concepts, des constructions et des animaux ?
-Oui, ainsi qu’à des plantes, des idées et des sentiments. Le triangle qui est avec nous est par exemple une pure vue de l’esprit, un concept mathématique mystérieusement échappé d’un manuel de géométrie.
-Ce qui arrive à toutes ces choses est terrible à côté de mes petits ennuis. Elles doivent se sentir bien isolées !
-Avec l’expérience, les transfonctionnels se sont organisés en différentes corporations respectant leurs affinités. Notre petit groupe est composé de futurs instruments de musique. Le rêve de chacun d’entre nous est de se faire poser des implants afin de pouvoir jouer correctement, mais l’opération coûte d’autant plus cher que la transformation est importante. Moi par exemple, j’ai besoin d’une mutation radicale pour être considéré comme un trombone à coulisse, c’est aussi le cas du piano. Alors que chez toi, il suffit de modifier ta lame pour que tu deviennes une véritable scie musicale. Je suis même certain que tu ne sonnes déjà pas si mal comme tu es. Ai-je vu juste ?
-Si ma lame était en meilleur état, je te donnerais raison, mais j’ai honte de me plaindre après ce que tu viens de raconter. Puis-je me joindre à vous et faire quelque chose ?
-Tu apporteras un peu de mieux à l’orchestre, j’en suis certain ! Mais viens donc que je te présente aux autres ! Voici notre piano qui a passé sa jeunesse comme fourneau de cuisine dans un grand restaurant. Après avoir préparé tant de petits plats, le voici à son tour piano préparé par l'entremise du clavier d’ordinateur. À eux deux, ils arrivent à produire un cliquetis acceptable pour un insecte mélomane. La cloche à fromage nous vient de Normandie et c’est en découvrant le carillon de la cathédrale de Lisieux qu’elle a laissé derrière elle les odeurs de livarot pour celle de la sainteté. Elle résonne comme elle peut  quand je la frappe et c’est cent fois mieux que le triangle rectangle qui, n’étant qu’une abstraction, émet trois fois rien. C’est un cas désespéré qui fait semblant d’y croire. Je n’oublie pas notre timbale en fer blanc qui après une  terne carrière de quart de soldat recherche maintenant le quart de ton et nous sert à récolter la monnaie. Je termine par moi, attache-trombone, qui rassemblai pas mal de documentation dans un bureau d’études avant que de filer en coulisses. Je pense avoir fait le tour, alors bienvenue ! 
La nuit de Noël tirait à sa fin. Les derniers fêtards, qui avaient préféré le rapatriement fastidieux au bed and breakfast douillet des familles, rentraient chez eux, titubant sur les trottoirs enneigés. Aux murs des bâtisses, fenêtres et lucarnes s’éteignaient une à une comme les étoiles au petit jour. Chez les ventres distendus à la dinde et au foie gras, on soufflait les bougies d’une haleine de cognac, on tirait les chasses d’eau, on tapotait les oreillers. Aucun dormeur n’aura eu une pensée, ou alors très fugitive, pour le pauvre orchestre qui avait passé la soirée à jouer les classiques de Noël, mu par un élan cruel, un désir insatiable laissant les musiciens hagards et épuisés. Ils marchaient à la queue leu leu en quête d’un endroit où finir la nuit. L’égoïne menait l’étrange procession, couverte des guirlandes que les sapins épouvantés lui laissaient en offrande. Cette scie à ruban guidait sa troupe défaite comme un général décoré, vaincue mais déterminée. Il ne leur fallait pas s’endormir tant qu’ils n’auraient pas trouvé un refuge. Les dangers de la rue, surtout à ces heures reculées, n’étaient pas inexistants. Les brocanteurs des pays de l’est rôdaient à bord de leurs camionnettes béantes, guettant les objets en transit. Un malheur supplémentaire pouvait s’ajouter brusquement à leur déchéance et ils seraient alors vendus et prostitués à des bricoleurs peu scrupuleux, abusant d’eux en les transformant en pieds de lampes et en objets d’art contemporain. À moins que leur aspect peu reluisant les condamna à moisir éternellement aux étalages des puces parmi les séries de casseroles et les Séries Noires. Les flocons épais qui tombaient doucement se comportaient comme leurs rêves de musique, s’évanouissant dans le néant blanc et promis à un avenir de gadoue. Jamais ils ne rassembleraient la somme nécessaire à leurs opérations respectives. Le coût en était bien trop élevé pour être financé par de médiocres concerts des rues, bien qu’améliorés par le vibrato rouillé de l’égoïne. À la vérité, ils étaient bel et bien des objets aux aspirations décalées : des vessies qui se voulaient des lanternes. 
Alors que la troupe longeait un immeuble aux volets clos qui abritait en son sein de béton des estomacs endormis, un paquet-cadeau gros comme une armoire à glace tomba du ciel, leur barrant la route. L’arrivée soudaine de cette énorme boîte dorée et rehaussée d’un ravissant nœud rouge fut suivie d’une bordée de jurons si grossiers qu’il conviendra de ne pas les répéter ici. Cela venait du toit, les objets eurent à peine le temps de lever les yeux qu’une échelle de corde se déroula vivement et s’arrêta à un bon mètre du trottoir. En descendit un personnage à la barbe blanche et au costume rouge que le dernier des abrutis aura déjà reconnu tant il était de saison. Le Père Noël éprouva quelques difficultés en abordant le mètre manquant et le piano de cuisine, très serviable, se proposa comme marchepied. Une fois ses deux bottes bien plantées sur la neige, il s’adressa à eux :
-Merci les amis ! Rien ne vaut le plancher des vaches ! Ce métier m’oblige une fois par an à le quitter et ce maudit cadeau qui ne rentrait pas par la cheminée m’aura au moins permis d’y revenir plutôt que prévu !
L’orchestre trouva le Père Noël assez sympathique, à l'exception de la cloche très bien documentée sur les immeubles de grande et moyenne hauteur tant religieux que laïques, qui trouvait déraisonnable et peu professionnel de confondre un conduit de ventilation mécanique avec une classique cheminée. Quand le vieil écarlate leur demanda ce qu’un lot de brocante dans leur genre pouvait bien fabriquer ici au beau milieu de la nuit, le trombone réitéra les explications qu’il avait déjà fournies à la scie dans l’après-midi. Cela lui allait bien de parler, c’était l’intellectuel du groupe qui avait tout appris dans les bureaux en épinglant le savoir. Le Père Noël parut fort intéressé par cette histoire de transfonctionnels et tint en échange à expliquer ses propres origines :
-Cela va sans doute vous choquer mais le gentil barbu dispensateur de cadeaux que vous voyez là, n’a pas toujours été charmant avec les enfants. Il y a bien longtemps de cela en Angleterre, j’étais un professeur de violon réputé. À Londres où j’exerçais, les familles les plus prestigieuses me confiaient leurs enfants afin que leur fut enseigné les rudiments de cet art difficile qu’est la pratique d’un tel instrument. À mesure que passaient les années et que ma passion du violon était transmise avec plus ou moins de mal aux jeunes têtes de linottes, une autre passion sourdait en moi, inavouable mais irréductible, celle des jeunes corps qui maniaient l’instrument. Pendant les exercices, le mouvement d’archet d’un bras gracile suffisait à me mettre dans des états que je contenais à grand peine. Je jalousais le violon qui pouvait se nicher impunément au creux d’un épaule parfait sous un menton de satin. N’y tenant plus, je franchis le Rubicon séparant le désir de l’acte et les leçons se firent dorénavant sur mes genoux, les costumes des petits lords régulièrement abandonnés entre les pieds du tabouret. Ce qui devait arriver arriva, je fus trahi par une de mes victimes plus bavarde que les autres, qui sut dépasser la honte que je lui imposais en révélant l’ignominie à ses parents. La haute situation sociale de ces derniers ne permettait pas qu’un scandale pût éclater. M’évitant la prison, ils s’arrangèrent simplement de ruiner ma réputation auprès des autres familles et je me retrouvai bientôt sous les ponts, n’ayant pas d’autres compétences que l’enseignement désormais interdit du violon. Dans l’hypothèse où ils m’auraient dénoncé aux autorités, je doute qu’un juge m’eût condamné sévèrement. Les mœurs de l’époque étaient telles que deux homosexuels majeurs et consentants risquaient plus qu’un adulte fricotant avec des enfants dépourvus du moindre droit légitime. Ces maudites homonymies de vocabulaire qui vous pourchassent comme une malédiction m’étaient épargnées : le violeur au violon n’alla pas au violon. Je finis ma vie misérablement, rongé par le remords, non pas d’avoir eu ces penchants redoutables car je n’y pouvais grand-chose, mais de les avoir mis en pratique. Vous le savez aussi bien que moi, ceux-ci nous sont imposés sans que nous ayons la liberté d’en choisir de plus convenables mais quand ils s’avèrent néfastes pour la société, nous nous devons de les refouler au plus profond de nous-même ou pour le moins nous en accommoder sans nuire à personne. Ah, ce que je vous envie de ne désirer rien d’autre que la musique ! Lorsque vous l’aurez saisie, personne ne vous la retirera. Libre à vous de l'aimer comme cela vous chante ! Les petits enfants, ce n'est pas pareil, c'est très réglementé avec des bisous pas n’importe ou et pas par n'importe qui. 
-J’espère que vous n’en avez jamais eu ! S'exclama le trombone indigné. Quelle image de père vous leur auriez ainsi donnée !
-Hélas si ! Mes préférences sexuelles ne m’avaient jamais détourné des femmes qui constituaient pour moi une excellente introduction aux activités de la pédophilie par leur douceur naturelle et leur peau de bébé. Comme tout homme respectable à l’époque, j’avais fondé une famille en compagnie d’une charmante personne qui m’avait donné deux beaux enfants. Tant que mes apprentis violonistes me satisfaisaient, je ne m’inquiétais guère de subvertir ma propre descendance. Mais quand je fus découvert et perdis mon emploi, vint le temps des privations et je ne résistai que quelques jours avant de me tourner vers mes deux garçonnets. C’est ainsi que mon épouse apprit à son tour ce que mes employeurs connaissaient déjà et, après mon travail, ce fut mon foyer que je dus quitter sous l’opprobre et le déshonneur. Mes fils ressortirent de cette aventure complètement chamboulés et traumatisés pour la vie. Bannissant à jamais de leur esprit et de leur corps toute idée de relations sexuelles avec qui que ce fut, ils vécurent chacun de leur côté en célibataires endurcis, de façon quasi-monacale. Ils adoptèrent une attitude de méfiance extrême à l’égard de l’être humain et des rapports qu’il entretient avec ses semblables. Soupçonnant tout, enquêtant et résolvant dans la foulée, ils développèrent des capacités de déductions d’une virtuosité exceptionnelle. Comme en ce monde tout est exploitable, et qu’ils n’en possédaient pas moins un sens aigu des affaires, ils mirent leurs dons au service de la société. L’un loua ses compétences au gouvernement britannique, constituant peu à peu une banque de données indispensable aux services secrets. Tandis que l’autre se prit au jeu de débarrasser le monde de sa pègre, vaste programme qu’il entreprit en compagnie d’un docteur en médecine. Ce dernier, qui préférait la plume au stéthoscope, coucha sur le papier nombre de ces enquêtes si palpitantes qu’elles constituent encore aujourd’hui une lecture appréciée des grands et des petits. Aussi, quand je glisse dans une pantoufle au pied du sapin un exemplaire des aventures de Sherlock Holmes, je ne peux m’empêcher de penser que je suis en quelque sorte responsable de l’existence de ces ouvrages. Qu’un cadeau de Noël, apportant de la joie à un enfant, ait pour origine tant d’horreurs faites à d’autres, me laisse perplexe quant au fonctionnement de l’univers, machinerie démente dont le bien est le moteur et le mal son carburant.  
Par delà les flocons redoublant d’épaisseur, les yeux humides du Père Noël se perdaient dans le vague, en direction d’un monde révolu. Un monde où il avait commis d’épouvantables forfaits, il y avait bien longtemps, pendant l’enfance de son éternité.
-Tout ça ne nous dit pas comment vous êtes devenu le Père Noël ! Fit remarquer la scie qui prenait de plus en plus d’assurance au sein du groupe, jusqu’à devancer le trombone qui s’apprêtait à faire la même remarque.
-Patience, demoiselle ! J’y arrive ! Après ma mort, je fus transféré au paradis, Dieu ayant estimé que j’avais suffisamment regretté. Hélas ! Une nouvelle crise me terrassa et j’en vins à pourchasser les angelots dodus qui batifolaient parmi les nuages. Je dérobais les cordons aux robes des saints pour ligoter les ailes des chérubins rétifs. Ce genre de rodéo dans les cumulus déplut fort à Dieu qui entra dans une colère  si noire que le théâtre de mes ébats finit en pluie d’orage. Il réunit un tribunal pour me juger puisque personne n’avait été fichu de s’en occuper sur Terre. On me condamna à réparer mes fautes en passant le reste de l’éternité au service de l’enfance. Des ateliers tout équipés au Pôle Nord me furent fournis, avec du personnel qualifié dans la fabrication du jouet. Je fus entièrement libre de gérer l’entreprise à ma guise. On m’imposa une seule et unique clause, j’avais l’obligation de distribuer moi-même les cadeaux chaque année. C’était un sacré boulot mais je m’en suis bien tiré. J’ai su m’entourer de collaborateurs précieux qui ont conçu pour moi un équipement sur mesure afin de mener à bien ma mission. Je dispose maintenant de rennes supersoniques, d’un traîneau furtif et d’une hotte en kevlar. Une équipe bosse actuellement sur un écarteur de cheminée et s’il était déjà au point, nous ne nous serions pas rencontré cette nuit ! À ce propos, j’aurais bien besoin de renouveler quelques ustensiles usagés de mon repaire des glaces. Dans la cuisine, le fourneau accuse des signes de fatigue, la cloche à fromage est fêlée et mon quart à café est tout cabossé. Mon bureau fait pitié avec un clavier de guingois et des feuilles volantes un peu partout. De plus, il serait bon que j’y installe des étagères bien découpées et bien d’équerre. Si cela vous intéresse, je vous embauche pour une durée d’un an à compter de cet instant. Vous travaillerez pour moi sans salaire et en contrepartie je m’engage, à l’issue de ce contrat, à effectuer en mes ateliers toute transformation de vos organes nécessaire à vos aspirations musicales. Ai-je été assez clair ?
Les objets n’eurent rien à objecter à cette merveilleuse proposition. Le dieu facétieux qui les avait créés imparfaits et insatisfaits ne s’amusait donc plus de leurs tourments. Il avait placé sur leur route un messager en la personne du Père Noël et les rappelait à l’atelier pour vice de fabrication. C’était un dieu qui se comportait comme Renault avec ses Laguna et, très franchement, il était difficile de considérer cette affaire comme un miracle de Noël. On pourrait argumenter bien longtemps sur ce sujet mais peut-être n’est-ce pas le moment pour l’Auteur de gâcher la fameuse trêve de Noël où tout le monde se serre la main. À moins qu’un des personnages ne s’en mêle par des opinions désobligeantes sur le thème sulfureux qui articule ce présent conte. Pendant que les objets rejoignaient la hotte maintenant débarrassée des PS3 et des lecteurs Blu-ray, l’égoïne s’inquiéta de savoir si le Père Noël, quand il arrivait par les cheminées, n’était pas tenté de rejoindre les enfants dans leurs petits lits. Il lui fut répondu ceci :
-Ils n’étaient pas stupides là-haut au point de lâcher un vicieux comme moi dans la nature sans quelques précautions. La plus grosse partie du problème m’a été retirée, le morceau coupable, si vous voyez ce que je veux dire ! Depuis, ça s’est drôlement arrangé…mais je me demande si, tout bien considéré, je ne pratique pas aujourd’hui une forme de pédophilie aussi pernicieuse. Un "amour des enfants" plein d’arrière-pensées mercantiles, se manifestant par des éjaculations annuelles de cadeaux de plus en plus abondants, fertilisant les jeunes consciences dans le but de les initier à la consommation, l’ultime vice de l’économie de marché ! Comme le pauvre Saint Marc avant moi, je ne suis qu’un instrument qui passe de la main de Dieu à celles des marchands de lessive.

mardi 25 octobre 2011

Violer l'automne

L'automne s'essuie le cul bien doucement avec ses feuilles mourantes, saison prudente et blessée, un peu irritée aussi, de mon passage brutal à l'heure d'hiver. Si tu avances et que je recule ma grande aiguille, comment veux-tu, comment veux-tu ?... Il a donc bien fallu que je m'énerve afin que tu capitules. Vengeresse, l'automne me refile le cafard. Plus vicelard qu'une IST (champignon de saison), ce gros insecte ronge l'intérieur cuir, les canapés, les ongles, les pommeaux de portes et les peaux mortes. L'automne me termine au termite qui démolit la charpente fragile de mon cœur mal bercé. Ce nœud dans le bois me serre la gorge quand la déglutition est vécue comme un sacerdoce qui ne sert plus d'os. Ma colonne vertébrale s'effondre telle une tour de Babel ayant trop entendu de langues bien pendues pour ne pas se pendre à son tour d'une langueur monotone. L'été plié, l'automne décroche le cocotier, remporte la palme, me pille le tronc. À moins d'être dur de la feuille, comment ne pas ressentir ce dépouillement sans élection, ce cabaret d'effeuillage. Je m'y prends plus de châtaignes en pleine gueule s'il y a du vent, que de nibards, tous seins confondus. Les branches fatiguées de l'octobre caduc cèdent la place à un novembre sinistre où les feuilles passent l'arme à gauche. Sanglots longs, larmes gauches qui planent vers la terre mouillée, laissant l'arbre sans came, grand mât désarmé, sémaphore. Ils attendaient le signal, voilà que pointent vers le ciel couleur capote à soldat ces autres obélisques obscènes et hiéroglyphés. Les écritures marnent jusqu'au sommet par l'effet d'anciennes marées rouges. L'afflux sanguin grimpe dans ces pénis tatoués éjaculant des pétales de chrysanthèmes et des médailles frétillantes s'en allant féconder l'ovule de la veuve de guerre, boulet de canon froid et endurci. C'est aussi l'époque des cadavres extra-plats collant à mes semelles de crêpe comme une merde de chien, me filant le train vers des voies de garage, et je vous fiche mon billet que les butoirs sont couronnés de gerbes mortuaires. Le wagon s'en tamponne complètement, bousculant le voyageur qui n'est pas si pressé. Alors le contrôleur s'avance, demande à voir le billet, et je lui dis : Comment ? Mais mon heure n'est point sonnée !

lundi 17 octobre 2011

Se faire entuber par un tuba

Frédéric était entré dans la fanfare municipale plutôt par conformisme social que par intérêt réel pour la musique. Dans le petit village où il vivait, il était de bon ton de ne pas consacrer son temps libre exclusivement à la pêche. Entre les pompiers volontaires, les grenouilles de bénitier, la chorale et la clique, rares étaient ceux qui échappaient au recrutement. Comme Frédéric avait peur du feu, était allergique à l’eau bénite et chantait comme une casserole, il était tout naturel qu’il se fût enrôlé dans la fanfare.  Préposé au maniement du tambour, il s’était intégré bon an mal an dans l’orchestre. Cette musique pataude tout juste bonne à faire danser les ours le laissait assez indifférent et si quelquefois le dédain cédait le pas à la contrariété, il trouvait assez juste de frapper sur l’objet de son ressentiment : le tambour avait le dos large et la peau dure, il était conçu pour ça. Ce qui incitait avant tout Frédéric à rester dans cette fabrique de ramdam, c’était sa capacité conjointe à tisser du lien social. Quoi de plus agréable que retrouver les copains lors des répétitions, être félicité pour l’exécution d’un passage difficile ou se moquer gentiment du couac malheureux d’un compère trompettiste !
Au cœur de l’été, un doux poignard s'enfonçait, la fête annuelle du village avec son défilé tout en transpiration. La sueur ruisselait sous les costumes galonnés, le soleil dorait les cuivres déjà rutilants et les passages d’ombre volés aux platanes soulageaient des souffrances vécues dans la joie. Le soleil cognait sur Frédéric et Frédéric cognait sur son tambour. Après la parade, venait l’heure des rafraîchissements où délaissant son fût, il en gagnait d’autres mis en perce. Les musiciens se retrouvaient autour d’une bière à la bonne température, apaisant les lèvres congestionnées par la rudesse des embouchures, les remettant en forme pour le bal du soir où elles espéraient des contacts plus tendres. Mais avant de guincher, du travail les attendait encore au feu d’artifice qu’il fallait sonoriser en fanfare. Les belles rouges et les belles bleues se devaient d’être accompagnées d’une musique d’ascenseur qui les ferait s’élever encore un peu plus haut, bien au-dessus des applaudissements. Frédéric communiait avec tout cela et si la musique était certes partie intrinsèque d’un grand tout, il la jugeait quantité négligeable dans la recette de l’extase ainsi préparée. Elle était comme le poivre dans la soupe, qui en relève le goût mais que l’on n’apprécie jamais seul. La musique figurait sur l’étagère des condiments secondaires et ne pouvait être comparée à ce qui fait le sel de l’existence. Frédéric aurait pu finir sa vie dans cet état d’esprit, frappant son tambour sans état d’âme jusqu’à ce que le cœur lâchât une première fois, qu’une puce hospitalièrement insérée remédiât à cette défection et durât, durât, durât…jusqu’à ce que je ne pusse plus endurer d'écrire.
Mais le destin, concept à la vue basse qui lit la partition sans lunettes, commit une fois de plus une fausse note. Il y avait dans la fanfare un joueur de tuba rachitique que le poids de son instrument ne parvenait pas à muscler, malgré une ordonnance spéciale du médecin qui l’avait affecté à ce poste lourd de kilogrammes et de responsabilités. L’énorme tuba se voyait et s’entendait plus que tout autre instrument et il fallait être à la hauteur d’un tel géant. La médecine n’étant pas une science exacte, le traitement se révéla parfaitement inefficace. De plus en plus vacillant, Christophe, puisque c’était son prénom, finit par s’effondrer en trébuchant non pas sur une marche, un lacet de chaussure ou une peau de banane, mais sur rien du tout comme savent si bien le faire les grands malades. Pendant que son maître se rapprochait du sol, l’instrument déséquilibré bascula en avant et son grand pavillon avala tout cru la tête et le képi de Frédéric. Le pauvre gars ayant un double menton et le crâne un peu pointu, il se produisit alors ce que les mécaniciens appellent un emmanchement conique. Ce type de liaison est coriace et il faut cogner dur pour obtenir la séparation des deux parties. Un tribunal des divorces n’aurait pas fait mieux que le bloc opératoire où l’on vit pour la première et la dernière fois parmi les scalpels un jeu complet de marteaux à rétamer et à débosseler. Il s’en fallut de peu, l’opération périclitant, qu’un mystérieux homme au masque de cuivre ne fût pris pour le frère jumeau du président de la république. Mais les émules d'Alain Decaux se passeront de cette aubaine, le chirurgien parvint in extremis à sortir la tête du patient de ce grand vagin doré. Frédéric vécut cette parodie d’accouchement comme une seconde naissance, il ne fut plus jamais le même. Un cordon ombilical invisible, et que n’aurait su couper l’infirmière, le reliait au mystérieux ventre de cuivre. Qu’avait-il vu à l’intérieur pendant la petite heure où il était resté coincé dans le pavillon de l’instrument ? Avait-il poursuivi un lapin blanc jusqu’au Pays des Merveilles ?
Taratata ! Zim ! Zim ! Poum ! Désormais, les oreilles de Frédéric se vrillaient de dégoût à l’audition de cette ratatouille militaire qu’il supportait naguère. Était-il possible que lui-même en rajoutât dans l’horreur avec les rataplan de son tambour ! Incapable de réintégrer la fanfare, il errait à travers le village comme quelqu’un qui se serait fait avoir par la vie alors qu’il s’était simplement fait entuber par un tuba. Les musiciens s’inquiétèrent de le voir ainsi désœuvré, arpentant les rues le regard vide comme un voyageur recherchant une destination perdue. Ils s’inquiétèrent tant qu’ils déléguèrent l’un d’entre eux à la surveillance de l’évaporé. Le joueur de tuba fut désigné non seulement parce qu’il était un peu responsable de l’état de Frédéric mais aussi à cause de sa maigreur qui permettait une filature des plus discrètes. On vit ainsi Frédéric flanqué d’une ombre mince qui le suivait à distance suffisante pour qu’il ne remarquât rien.
Christophe fut quelquefois déconcerté par certains comportements étranges de Frédéric. Il l’aperçut une fois, alors qu’un orage soudain déversait des trombes d’eau d’un ciel noir, accroupi sous un appentis branlant devant une vieille bassine. Des gouttes de pluie échappées d’une gouttière trop sollicitée frappaient la surface de tôle d’un plic-ploc régulier. Il semblait fasciné par cette musique naturelle. Une cuillère au métal terni affleurait à la surface du sol. Bientôt, Frédéric dégagea ce vestige de l’âge de fer, le débarrassa grossièrement de sa gangue de terre battue et se mit à en frapper la bassine. Une cadence étrange se fit entendre à contretemps des gouttes de pluie, les intégrant dans une sarabande de tôle telle qu’on la pratiquait parfois à l’entreprise de chaudronnerie, unique industrie du village. Le guetteur trempé jusqu’aux os quitta son poste les yeux levés au ciel en dodelinant de la tête. C’était l’heure du dîner et les élucubrations d’un possédé ne valaient pas le coup de louper cette activité sacrée, d’autant que la vigueur de son coup de fourchette était inversement proportionnelle à la maigreur de son corps en fil de fer.
Un début d’après-midi alors que la perspective éloignée du café arrosé de dix-sept heures trente permettait encore une surveillance efficace, Christophe s’épuisa à courir derrière Frédéric qui poursuivait lui-même un gamin à bicyclette. Le môme avait installé à la roue arrière de son vélo une épingle à linge qui frottait sur les rayons. Le dispositif produisait un vrombissement dont les variations correspondaient aux ralentissements et accélérations du cycliste qui répercutait les mêmes effets chez Frédéric et par conséquent chez son pisteur. Tous ces changements de vitesse, proches du ballet contemporain, étaient amplifiés par le fait que Frédéric se savait suivi. Pendant de cours instants, il freinait l’allure, augmentant sa distance au vélo, afin de voir si l’ombre mince qu’il devinait à ses trousses se comportait de même. Quand il fut convaincu de la réalité de cette filature, Frédéric n’en comprit pas immédiatement la raison. Les études sonores auxquelles il s’adonnait occupaient si pleinement son esprit qu’il y restait peu de place pour le moindre discernement et c’était déjà un miracle qu’il eût compris qu’on le filait. Intrigué, il décida d’effectuer une reconnaissance, le soir venu, au domicile de Christophe. Celui-ci en serait absent comme tous les jeudis, astreint à la répétition hebdomadaire de la fanfare.
On ne peut que rester perplexe quant à la démarche de Frédéric alors qu’il aurait pu tout simplement demander à Christophe les raisons de son comportement. Mais est-ce vraiment l’éventuelle découverte d’indices qui le poussa vers cet appartement ? Qu’il y rencontrât son destin nous invite à soupçonner des puissances d’attraction capables d’infléchir nos actes et nos trajectoires ! Capables tout autant d’envoyer Christophe à la répétition sans son tuba ! Ce qui ne lui arrivait jamais, l’homme étant d’un naturel peu distrait. Au moment d’entonner les approximatifs hennissements qui permettent l’échauffement, le musicien confus s’aperçut de sa bévue. Sous les ricanements de ses collègues, il s’en retourna chercher l’instrument. Quatre étages d’escaliers crevants le déposèrent sur le palier qui soutenait son paillasson. Il s’aperçut très vite que quelque chose clochait, bien que la porte baillât d’ennui et que la serrure se forçât à rire comme si de rien n’était, pensant ainsi dissimuler la douleur du bois éclaté. Un pied de biche avait déployé des trésors de séduction afin de fléchir le cœur d’un verrou qui, malgré trois solides points d’ancrage, avait failli à sa réputation de fermeté.
Christophe se rua chez lui, indécis entre reprendre son souffle après l’épuisement ou le retenir devant la surprise. Il eut à peine le temps de voir disparaître les godillots mal cirés de Frédéric à l’intérieur de son tuba. Se jetant à plat ventre sur le parquet ciré, il glissa jusqu’au pavillon de l’instrument vorace, tentant d’attraper l’extrémité de la semelle gauche qui dépassait tout juste de cette bouche de cuivre. Un bruit de succion accompagna la disparition totale de Frédéric. Il fut suivi d’un rot puissant et musical qui projeta Christophe en arrière, manquant l’assommer contre l’armoire qui branla de tout son chêne. L’instabilité de ce meuble qu’il tenait de sa grand-mère lui fit comprendre ce qui s’était passé juste avant son arrivée. Il avait l’habitude de ranger son encombrant tuba sur le haut de l’armoire, économisant ainsi un peu de place dans cet appartement restreint. Frédéric se sera cogné au meuble, provoquant la chute de l’instrument. Mais bien des questions restaient sans réponses : Que cherchait-il de si important chez Christophe au point de s’y introduire par effraction ? Comment le tuba avait-il pu l’engloutir tout entier alors qu’à la précédente rencontre seule la tête était rentrée ? Que la tête, d’une certaine manière, n’en fût jamais vraiment ressortie avait-il favorisé le passage du reste du corps par un obscur processus de lubrification mentale ? Tout ceci dépassait l’entendement de Christophe qui se mit à gueuler dans le pavillon du tuba, appelant de toute sa voix Frédéric. Aucune réponse ne lui parvint, ni le moindre écho. Le tunnel de cuivre donnait sur le mystère et la courbure de la tuyauterie n’était pas sans rappeler un point d’interrogation.
Il ne put se résoudre à raconter l’étrange événement qu’il avait vécu. De toute façon, personne ne l’aurait cru et cela lui épargna d’être soupçonné de meurtre pendant l’enquête qui fut menée suite à la disparition de Frédéric. Comme on ne retrouva jamais le moindre trognon de cadavre, l’affaire fut classée et l’on supposa que l’ancien joueur de tambour était parti courir le monde en ne prévenant personne, ce qui n’avait rien d’étonnant vu son comportement ces derniers temps. Christophe ne put jamais se résoudre à jouer de nouveau sur son tuba. Il savait Frédéric à l’intérieur, quelque part ou au-delà, mort ou vivant. Si le pavillon de l’instrument était sa bouche, alors l’embouchure située à l’autre extrémité devait faire office d’anus. Conscient que se faire souffler dans le cul était plutôt une pratique à classer dans la catégorie des plaisirs, il imaginait mal comment cela provoquerait un vomissement propre à rejeter Frédéric. De plus, une sorte d’intuition l’amenait à penser que ce Jonas avait trouvé un univers à sa mesure dans le ventre de sa baleine. Il abandonna la fanfare, prétextant des problèmes de santé et cassa sa tirelire afin de conserver secrètement l’instrument. Le tuba appartenait à la municipalité, elle récupéra un modèle de même marque et de même série que Christophe s’était procuré dans un magasin éloigné. On le félicita pour l’entretien soigneux de l’appareil qui brillait comme s’il était neuf.
Quelque temps plus tard, convaincu que si un ami est parti définitivement, il est comme mort pour ceux qui restent, Christophe se prit à considérer l’instrument comme le tombeau de Frédéric. Une nuit, il chargea, en compagnie d’une pelle, d’une pioche et d’une lanterne, le tuba dans le coffre de sa deux-chevaux et prit la direction de la forêt toute proche qui bouchait l’horizon à l’est du village. Il choisit une petite clairière où il creusa un trou au pied d’un chêne centenaire. Un hibou qui n’avait jamais vu de tuba s’enfuit d’une branche en hululant. L’instrument fut déposé délicatement à une profondeur d’un mètre cinquante et Christophe commença à jeter des pelletées de terre sur le cercueil de cuivre. Au fur et à mesure de son travail de remblai, le bruit feutré de la terre qui recouvrait lentement l’instrument passa de la simple succession de flocs anonymes à une musicalité de plus en plus perceptible. Christophe prit soudain conscience qu’il interprétait une marche funèbre en compagnie des mottes de terre. Maniant sa pelle comme une baguette de chef, il dirigea l’orchestre dans la fosse. Un tapis de feuilles mortes conclut très doucement le morceau. Frédéric était là-dessous ! 

jeudi 13 octobre 2011

Ne pas tendre mais détendre l'oreille

                                                                                
Fred Frith a commencé sa carrière, qui ne laisse pas de marbre, en tricotant les mêmes chaussettes que Chris Cutler. Quarante ans plus tard, il nous démontre que Jimi Hendrix ne fut que de la petite bière tout juste bonne pour le cimetière de Seattle. Jouer avec les dents et foutre le feu à sa guitare, c'était d'une banalité à mourir d'ennui !

samedi 8 octobre 2011

Ne pas louper son coup

(à Tex Avery et au Chasseur Français)

Un loup mal en point s’en revenait chez lui bredouille après une journée à fureter sans conviction, à baguenauder dans les sous-bois. L’animal avait quelques difficultés à reprendre du poil de la bête, lui en restant peu de présentable sur le dos. Pour faire honneur à sa condition de loup, il lui manquait les attributs principaux de sa race : les dents longues, la langue rouge, les yeux jaunes et la queue touffue. Bien que né pour être sauvage et libre, il n’aurait pu s’appeler Steppenwolf. Des ennuis le circonvenaient, en faisant un prisonnier des circonstances, un martyr constant du cirque de la vie dont nous ne ferons pas circuler le nom par pudeur.
Au détour du chemin, tant de mirages culinaires l’assaillirent qu’il faillit glisser sur des côtes de porc bien grasses et, l’instant suivant, se retrouver pendu par un chapelet de saucisses balancé d’une branche comme la corde d’un gibet improvisé. Heureusement, il s’en fallait encore de quelques degrés de réalité pour que ces fantasmes charcutiers se matérialisent sur le chemin. Son appétit avait beau être phénoménal, il est acquis néanmoins que la faim ne justifie que les moyens, les visions au-dessus de la moyenne ressortant du domaine de la soif. Une fois négocié ce virage en cochonnailles virtuelles, lui apparut dans la dernière ligne droite avant chez lui un nouveau mirage. Ce dernier faisait dans la tradition, un vieil habitué des déserts nord-africains lui proposant un méchoui en travers de la route. Un mouton entier reluisant comme un damné en enfer était embroché au-dessus d’une fosse rougeoyante. La faim en casaque rouge lui cravachant les flancs, notre loup franchit cet obstacle comme un pégase, sans même se brûler les ailes. Enfin, la ligne d’arrivée apparut à ce cheval sur le retour, ce loup fatigué d’avoir trop rêvé et si peu dévoré. À ce stade de l’histoire, le lecteur attentif aura compris que l’animal avait de sérieux problèmes, nous ne tarderons pas à en apprendre plus.
Il s’assit à la table en maugréant, jetant un regard sournois sur sa femme, belle louve trentenaire, et ses deux enfants, louveteaux pré-pubères. La famille ne communiait qu’aux trois quarts autour de la table végétarienne car le père reniait choux, navets, carottes et soja. C’était un loup de l’ancienne école, celle où l'on apprenait à chasser la nourriture sur pattes, la queue en tire-bouchon ou la laine bien épaisse et certainement pas à biner, à bêcher, à bichonner, les objets du culte à la main, des légumes idiots plantés là et vénérés comme des dieux. Qu’en avait-il à faire des élans mystiques de sa femme en extase devant la laitue qui monte comme un lama en lévitation ! Elle ne faisait que lui raconter des salades sur les bienfaits d’une alimentation non carnée et aurait voulu qu’il fasse le poireau toute la journée dans le jardin. Pas question pour lui de persécuter limaces, pucerons et parasites à renfort de bouillie bordélique et autres poudres magiques. Celle d’escampette, la seule qu’il acceptât de manipuler, était prise régulièrement à des doses plus qu’homéopathiques. Pendant la journée, il errait l’âme en peine avec la consigne de ne jamais rapporter le moindre morceau de viande à la maison, c’eut été le plus grand des sacrilèges. Un début de conciliation aurait pu s’appuyer sur l’existence du barometz, également nommé "agneau végétal de Tartarie". Cette plante de la forme d’un jeune mouton est, paraît-il, très recherchée par les loups qui s’en délectent. Mais pour le malheur de notre héros, les végétaux chimériques sont généralement dépourvus de toutes protéines. Le lecteur, de plus en plus attentif, se demande ce qui l’empêchait de battre la campagne, les quenottes en quête de chair fraîche. Ne pouvait-il fendre les flots de sang et accéder au plus profond, au cœur même des naufragés de sa faim avant de rentrer au bercail, le ventre modérément distendu sans éveiller les soupçons, tout au plus un discret borborygme ?
Après avoir péniblement avalé une assiette de crudités suivie d’une portion de riz complet, notre loup ferma doucement les yeux. Il imagina très fort que le jus des tomates lui coulant dans le gosier résultait du massacre d’un porcelet joufflu au teint rose plutôt que de la culture biologique de ces immondes légumes rouges et gonflés à craquer comme les mamelles d’une truie trop malade pour être dévorée. La fadeur écœurante des tomates lui rappelait trop lointainement le goût du sang pour que le rêve durât plus que quelques secondes. Mais ces secondes-là valaient de l’or et il aurait tout donné afin que le temps puisse s’étirer à volonté comme un élastique bienveillant. Le sommeil, pensa-t-il, par le biais des rêves, peut donner cette illusion. L’austérité végétale de son dessert consommée, il quitta la table des supplices pour s’allonger sur le divan avachi qui lui servait à la sieste et s’endormit rapidement en laissant le soin aux fonctions inconscientes de son estomac de digérer ce repas contre-nature. Nous passerons sur le détail des rêves du dormeur, il ne faut pas être grand clerc pour deviner les songes d’un prédateur en mal de protéines. Mais pourquoi retentit brusquement cette sirène de navire au beau milieu du carnage ?
Un oreiller confidentiel expédié en recommandé par sa chère épouse atterrit avec accusé de réception sur le mufle moite du rêveur qui se débattait tant bien que mal pour intégrer dans le songe carnassier les mugissements mystérieux d’un paquebot en rut. Une odeur pestilentielle assaillit les narines de toute la famille dès les premiers instants de ce réveil brutal. Le fumet irrespirable se diffusait dans l’air depuis l’anus musical de notre loup bien en peine d’arrêter cet aérosol infernal et dangereux pour la couche d’ozone. Des relents de chou pourri, de végétaux en décomposition évoquant l’eau croupie au fond du vase des fleurs, étaient expulsés des intestins de l’animal comme un Jonas importun des entrailles d’une baleine exaspérée. Sa famille au grand complet, les appendices nasaux aussi bardés d’épingles qu’une tournée de linge sur le fil, le bombardait d’objets les plus hétéroclites tels que grille-pain complet, diverses télécommandes, sèche-cheveux, presse-purée, presse pourrie dont le dernier numéro du bulletin mensuel de l'association macrobiotique locale. Ces manœuvres balistiques accompagnées d’un concert de cris d'anathèmes exclurent de la maison un Coltrane aux solos faisandés. Fort marri de sa sieste interrompue par des phénomènes de nature intestinale qu’il ne contrôlait pas, le loup pétomane s’enfuit donc comme un voleur avec les sirènes de police au cul, répandant derrière lui une odeur propre à expurger la mouche des manuels d’entomologie. Mais le lecteur rompu à l’exercice de la biochimie sera en droit de s’interroger sur les causes de la formation de ces gaz délétères !
C’était un loup souffrant d’aérophagie persistante doublée d’une fermentation intempestive et carabinée du gros intestin occasionnée par le transit répété d’aliments non calibrés pour un organisme carnivore. La vision d’un tel animal jouant du flageolet dans la campagne éveillait des sentiments bucoliques chez ceux qui le croisaient au hasard des sentiers. Un loup normal les eut figés sur place, les jambes flageolantes, mais celui-ci leur donnait l’envie de danser parmi les jonquilles et les coquelicots, se moquant de ce musicien et de son instrument à vent. Aussi préférait-il l’humidité des pierres moussues à la compagnie des humains, plutôt raser les murs qu’être la risée des gens. De fil en aiguille, la vieille muraille en ruine qu’il longeait devint barbelés. La clôture encadrait un troupeau de moutons blancs comme neige de toute méfiance, innocents comme les agneaux qui naissent et qu’ils n’étaient plus. L’animal comptait bien soigner son mal avec les remèdes sur pattes spécialement indiqués qui folâtraient sur leur carré d’herbe, rappelant des comprimés roulant dans l’assiette d’un grand malade. Souffrant mille morts en son ventre putréfié, il franchit la clôture comme on passe la porte d’une pharmacie de garde. Il accrocha au passage le fond de son pantalon afin que les traditions fussent respectées, et s’approcha à pas de loup (évidemment !) d’un mouton bien dodu en pardessus de laine vierge. Il avançait à pas feutrés vers sa proie qui ne se doutait de rien, le vent lui faisant défaut, lorsqu’un zéphyr de nature différente surgit en pétaradant de l’anus contrarié du chasseur, signalant sa présence aussi efficacement qu’un rugissement de bête affamée. Ce fut le troupeau entier qui s’enfuit aux quatre coins du pâturage et le loup, malgré le vent en poupe, ne put en rattraper un seul, ballonné par les prochains gaz sur la liste à demander leur billet de sortie. Le même phénomène se reproduisait désormais à chaque affût et il était devenu impossible au prédateur d’assouvir sa faim. Il quitta le champ de bataille, inquiet mais non désespéré, afin d’ourdir un stratagème plus subtil qui tint compte de son handicap grotesque.
Déambulant à grandes enjambées fiévreuses, les mains jointes dans le dos comme un savant cherchant la dernière folie pour embêter le monde, le loup pensif scrutait les ténèbres de l’inspiration à l’affût d’une idée. Elle ne jaillit pas sous la forme d’une ampoule à filament incandescent, c'était trop demander à l'époque de la fluo-compacte, mais en l’apparence d’un vieux bouchon de champagne qui percuta inopinément les orteils poilus et griffus de l’imagination en marche. Ce champignon de liège capsulé de fer blanc allait devenir la pierre d’achoppement du dispositif en comblant l’anus malicieux par où s’échappait le souffle révélateur. L’animal peu initié aux principes de la sodomie passive et manquant sérieusement d’ouverture, souffrit quelque peu en introduisant le bouchon. Élargir ses horizons nécessite parfois d’ébranler le fondement étroit de sa petite religion. Prenant garde de ne pas tomber sur un cochon à la queue en tire-bouchon, il s’en alla la démarche légèrement constipée tenter une seconde chance auprès des moutons précédemment victorieux.
Cette fois-ci, le chasseur comptait bien ne pas ébruiter l’affaire par les trompettes de la renommée. Il s’avança prudemment vers le mouton désigné par le sort, en serrant les fesses de peur de perdre le bouchon pourtant bien calé dans son orifice. Le fer blanc peu reluisant pris dans une sertissure d’hémorroïdes grenat donnait l’image d’un bijou de mauvais goût trop longtemps gagé au mont de piété. Il progressait lorsque la peur d’échouer le tenaillant au ventre lui donna des ballonnements qu’il ne pourrait contenir longtemps sans se transformer en montgolfière et risquer l’éclatement, l’élasticité du corps n’y tenant plus. Des douleurs épouvantables lui enflammaient les intestins. C’en était trop, la catastrophe du Hindenburg lui revenant en mémoire acheva de le convaincre d’effectuer un demi-tour discret pour ne pas alerter sa proie. Cette volte-face accomplie, la compression des gaz fut si prodigieuse que ses boyaux se comportèrent comme une arme à air comprimé, envoyant le bouchon estourbir proprement le mouton dans la force de l’âge à qui il venait de tourner le dos. Notre loup n’en revenait pas, la méthode champenoise avait porté ses fruits, un fruit mortel comme une grenade, lancé à la vitesse redoutable d’une balle de fusil et renforcé de métal contondant. Comme technique de chasse, c’était pousser le bouchon un peu loin !
Nous finirons sur cette image édifiante : le chasseur, un pied posé sur sa proie gisante, les poings sur les hanches et les entrailles à présent apaisées, regardait pensif le projectile meurtrier, échoué quelques mètres plus loin sur l’herbe tendre. Il songea que la solution de son problème était contenue dans l’énoncé de celui-ci. Mais le problème résolu, la solution disparaissait avec lui. Ses intestins en voie de guérison, par l’apport de viande fraîche, ne pourront longtemps autoriser cette méthode particulière de chasse qui dépend précisément de leur mauvais fonctionnement. Diable ! Un nouveau problème pointait son nez. Ce qui l’amena à penser que combattre le mal en s'aidant du mal n’est qu’un bien provisoire… Que le lecteur féru de philosophie ne s’emballe pas, il n'alla pas plus loin sur ce chemin de ronde, cette voie sans issue. Certes, un humain aurait poussé le raisonnement jusqu’à l’inanition et la folie mais notre animal se reprit vite et comprit que, ses pets présentement envolés, il pouvait se remettre à chasser normalement. Arrêtant de se prendre pour un loup des fables, il renforça sa pose à la Tartarin et l’aventure se referma en un cercle rétrécissant jusqu’à disparaître dans le noir.
That’s all, folks !

dimanche 2 octobre 2011

Décrypter un peu tard

Je me sens insatisfait. La poésie ne nourrit pas son homme et on s'en fout, mais au moins qu'elle rassasie son lecteur. L'exercice pyrotechnique du samedi 30 juillet (Essuyer une déconfiture) propose largement de quoi l'éblouir. J'espère pour autant ne pas l'avoir aveuglé au point qu'il ait raté certains effets, jeux de mots éclatants dans le ciel dégagé et jaune d’œuf de mon inspiration explosive. Oh ! La belle verte ! Oh ! La belle rouge ! Je garantis dans ce poème des huiles et des graisses de qualité supérieure à celle des produits standards, sans parler de la volaille. La modestie ne risque pas de m'étouffer, je n'ai jamais pu supporter les cols boutonnés, encore moins la cravate. J'ai la pomme d’Adam sensible et j'ai pareillement les chevilles qui enflent si je porte des chaussettes trop serrées. Cependant, je ne suis pas certain que le bouquet final de la composition soit apprécié à sa juste valeur. La strophe ultime offre une cohérence de sens et de propos affaiblie par le 6ème vers qui semble un peu gratuit avec sa hache et son bois à fendre dont on ne saisit pas bien ce que ça vient faire dans cette histoire. J'ai donc jugé utile d'apporter aujourd'hui un éclaircissement sur ce point particulier de mon feu d'artifice. En soulevant le capot, je permets au lecteur de jeter un œil sur le moteur à explosion qui me pousse à écrire. Qu'il en profite donc pour vérifier le niveau d'encre...Oups ! Pardon pour cet atavisme de langage, je voulais parler de la jauge à pixels. Quand les technologies passent plus vite qu'une vie, ces lapsus historiques deviennent fréquents. La strophe 7 du même poème en est une bonne illustration.

Démontage du carburateur de la strophe 20 finale : 

1er vers :       De ce qu'on a dit je suis confus,
Un vers, ça va !

2ème vers :    ce qu'on n'a pas fait et ce qu'on fit. 
Ça reste clair.

3ème vers :    Ton plumage parfait vaut mieux que ton Rāma.                     
Rāma est l'image de l'homme parfait.

4ème vers :    Y a de la poupée trouée pour lui chez Confo. 
4ème avatar de Vishnou : Narasimha (l'homme-lion).
Femmes fusillées (poupées trouées) à Lyon en 1943.
Et Rama Yade dans tout ça...un fantasme incrusté malgré moi. Je la rencontre par hasard dans un Conforama où elle cherche un moulin à café (Jean Moulin ?). Je l'aide à choisir et puis je l'invite à prendre un café. Aucune réticence (Résistance ?) de sa part, ce qui est le minimum garanti avec un fantasme...

5ème vers :    -Non ! C'est de la barbie bouchée, tu confonds ! 
Klaus Barbie surnommé "le boucher de Lyon".

6ème vers :    -Y a aussi une hache pour le bois qu'on fend ? 
6ème avatar de Vishnou : Parashurama (Rāma à la hache). En 1951, Klaus Barbie s’installe en Bolivie et dirige une entreprise d'exploitation du bois.

7ème vers :    -Y a surtout ton sac pour aller aux confins. 
7ème avatar de Vishnou : Rāma. Son trône est usurpé, il est exilé et trouve refuge dans la forêt.

jeudi 29 septembre 2011

Encager tous les chants d'oiseaux en 4'33"

(Pour un ami souffrant d'acouphènes, un exorcisme...)



Il y a bien longtemps en des périodes devenues légendaires, des chasseurs-cueilleurs nus changèrent de tactique. Fatigués d’envoyer au hasard leurs javelots, il leur vint l’idée de creuser un trou dans le bruit. Après avoir pelleté des gazouillis d’oiseaux, des conversations de vieilles femmes et des souffles de vent qui formèrent un monticule de gravats sonores, ils descendirent dans l’excavation muette et s’y placèrent bien au centre. Dès lors, il leur devint facile de repérer le gibier à l’oreille. Celui-ci était au bord du trou, là où commençait le mur du son, le murmure, le bruissement. Auparavant, seulement un javelot sur sept atteignait sa cible. Ils baptisèrent cette nouvelle technique de chasse "six lances" en raison des nouvelles performances.
Les chasseurs astucieux prospérèrent tant et si bien qu’ils fondèrent des civilisations. Devenus bergers, ils se ramollirent et rêvassèrent. Ces premiers philosophes gardiens de troupeaux comprirent qu’un enclos ne vaut que par sa clôture, qu’un trou n’existe que par ses limites, que le silence ne se révèle que par le bruit qui l’entoure. Les nuits d’insomnie, il faut un chien aboyant au loin, un enfant qui gémit doucement dans son sommeil, pour mettre en évidence ce grand principe. Le silence a besoin de petits événements limitrophes qui le circonscrivent. Imaginer le silence total dépasse l’entendement, il est impossible de ne rien entendre. Le silence est relatif, nul ne peut concevoir un trou dans le vide. Quand le chien s’est tu, quand l’enfant a quitté son rêve d’inquiétude, il reste le bruit des molécules d’air qui s’entrechoquent. Se boucher les oreilles est comme fermer les yeux pour voir l’intérieur de ses paupières, on entend ce qui se passe dans sa propre tête.
Les bergers, qui perçaient des trous dans les roseaux pour en faire des flûtes, apprirent que la musique la plus ensorceleuse est aussi la plus silencieuse. Les savants confirmèrent la chose en expliquant que le vide attire tandis que la matière repousse. Le bruit est comme une vessie de porc que l’on gonflerait à volonté, il occupe toute la place et contraint à s’éloigner. La jeunesse aime à lutter contre des forces qui la dépassent, même si le combat est perdu d’avance. C’est pourquoi elle aime la musique bruyante qui dévaste tout sur son passage tel des  cadeaux emballés. L’âge et la fatigue venant, l’auditeur est moins enclin à prouver sa bravoure. Il se laisse séduire par des styles plus reposants et tout aussi charmeurs que les serpents de son printemps qu’il fallait lover à tout prix. Sur la fin, le silence est un puits où il est tentant de se pencher, c’est là le propre des puits et c’est la nature des vieillards que de s’y jeter.
La complexité de la musique ne faisant que croître au fil des millénaires, il fallut bien qu’en 1952 un olibrius inventa le morceau de silence. La partition de John Cage ne se joue pas, elle s’écoute. Les ignorants prétendent qu’on n’y entend rien, c’est bien la preuve qu’ils sont ignorants puisqu’ils n’y entendent rien. C’est en fait le public qui interprète le morceau de façon totalement aléatoire. Il n’est pas dans la confidence et agit spontanément : raclements de gorge discrets pour ne pas déranger et toussotements fiévreux. Les grands soirs, peut-on espérer un éternuement plus consistant, un rire nerveux, voire une chaise qui se dérobe dans un fracas métallique. Il n’est pas exclu qu’une femme enceinte accouche en poussant ses grandes respirations de parturiente. Cela ne s’est pas encore produit bien qu'il y ait souvent un médecin dans la salle.
Il est à craindre qu’un jour on rebouche complètement le trou dans le bruit en plaçant au beau milieu des spectateurs d’énormes enceintes accouchant d'un enregistrement des Rolling Stones. Paint It Black pourrait donc être considéré comme une oeuvre de John Cage. Comme en théorie il est possible de le  remplacer par n’importe quel enregistrement, le patrimoine sonore mondial deviendrait ce morceau de John Cage. 4'33" se transformerait en un gigantesque trou noir aspirant la matière musicale dans un rayon dépassant de loin ceux des grandes surfaces. Il suffirait alors qu'une major du disque rachète ce seul morceau de silence pour devenir maître du monde en toute légalité, sans se faire la belle. Les œuvres dépassant la durée de quatre minutes et trente-trois secondes pourraient être saucissonnées en un certain nombre de segments que l’on prendrait soin de proposer dans autant de versions accolées que nécessaire.
Pour lutter contre cela, il sera bon de tirer les enseignements d’un processus identique qui s’est déjà produit dans la littérature. Jorge Luis Borgès a décrit dans sa Bibliothèque de Babel un lieu où seraient conservés tous les livres réalisables à partir de la combinaison sans fin des caractères alphabétiques, tant ceux déjà écrits que ceux restant à écrire. Il croyait ainsi s’approprier les œuvres complètes de la littérature mais c’était sans compter sur Pierre Ménard, un de ses propres personnages, qui le remit à sa place en prouvant, dans une autre nouvelle, qu’on pouvait très bien réécrire mot pour mot le Quichotte de Cervantès ou tout autre texte, y compris la Bibliothèque de Babel, et s’attribuer cette nouvelle version strictement identique à l’ancienne, à la virgule près. Le propos n’étant pas ici d’exposer la démonstration de ce tour de passe-passe, nous nous contenterons d’affirmer que cela fonctionne effectivement. Les lecteurs sceptiques voudront bien se reporter aux œuvres du maître argentin pendant que nous retournons sur-le-champ dans la fosse orchestrer le sauvetage du monde musical des griffes de l’horreur mercantile, un univers sale, des cris émis, une guerre des nerfs que le sot nie. Il suffira donc aux Rolling Stones de rejouer note pour note la version de la pièce de John Cage qui les intéresse et le monde sera sauvé. C'est ainsi que je vois une porte de sortie rouge et tel est repris qui croyait prendre...

Notes :
-La minute de silence est une toute autre affaire. Espèce d'équivalent civil à la prière, ce truc bâtard m'ennuie. Je ne crois en rien et n'ai pas besoin de succédané. Pas d'aspartame dans l'athée.
-Je ne remercierai jamais assez John Cage de m'avoir permis d'interpréter à la perfection cette pièce au piano. Moi qui reste sur la touche, au clair de la lune, quand il faut utiliser plus d'un doigt. Tous les jeux me sont interdits à la guitare, grâce à son génie un seul est dans mes cordes. Je ne me refuse plus rien, theremin, violon, berimbau, trompette, grandes orgues, psaltérion, chalemie, contrebasse, tout y passe.
-En le récitant d'une voix pressée tout en restant intelligible, mon texte occupe quatre minutes et trente-trois secondes de votre temps. Entraînez-vous, chronomètre en main !   

mardi 20 septembre 2011

Ne plus raser les murs et sortir de l'impasse belge

Tous les matins de mon existence adulte, devant le miroir constellé d’impacts de jets de sébum et de chiures de mouches séculaires, j'entreprenais une chorégraphie un peu rasoir exécutée au quart de poil sur le parquet cireux de mes joues. Les pauvresses en avaient la barbe de ce rituel journalier, elles préféraient de loin la valse tendre des caresses nocturnes de mains expertes à la sarabande intrépide des couteaux tournoyants et bourdonnants qui retentissait dans la salle de bain. J'étais tenté de les sermonner en leur expliquant qu’une peau lisse donne de l’assurance et maintient l’ordre du visage, mais il était inutile de leur passer un savon puisque je me rasais électriquement. Mon engin à trois têtes rotatives, un cerbère abrasif aboyant aux portes de l’enfer diurne, décrivait des cercles de chien enchaîné qui, tel un Attila raté, traçait un sillon où l’herbe repoussait dès le lendemain. Sur la piste glaciale et crevassée, la faucheuse de la mort chaussée de patins affûtés entamait des circonvolutions écervelées, des figures plus obscures que celles d’Holiday On Ice, des tracés plus incompréhensibles que ceux de Nazca. Arrivé à l’âge mur, je pratiquais l’instrument avec une grande justesse de ton. Mon interprétation était parfaitement régulière et ne connaissait plus les variations et autres soubresauts propres à la jeunesse. Quel adolescent découvrant les affres du rasage n’a pas hésité devant le chemin à prendre, entraînant ses lames vers des trajets douteux sur des airs incertains. Le vrombissement monotone du rasoir n’incitait guère à l’évasion mais au gré de mes rêveries matinales de bâilleur invétéré - de bâilleur de fonds faudrait-il dire, quand on sait de quelles profondeurs remontent ces trésors de l’inconscient - le bourdonnement de l’orchestre rouge, écorchant au passage la partition, se métamorphosait en air à danser : sardane cromagnonesque sous l’arête du nez à l’entrée des grottes, tango sur les plaines pourtant si peu argentines de mes joues, clavecin bien tempéré sur mes tempes, tyrolienne jodlée sur le pic du menton et pour finir, la samba meurtrière que l’on danse dans les coupe-gorge de Rio et dont on ressort écorché vif. Et quand la peau me brûlait d’avoir trop guinché, l’épiderme s’enflammait comme un bal tragique que seul apaisait un flot d’après-rasage jaillissant à gros bouillons d’une lance à incendie, un prêtre bénissant les cadavres sur le champ de bataille. Après le sabre, le goupillon !
Verdun, c'est la fin, et dire que c'était le visage de mon premier labour. Verdun, c'est la fin, je ne crois pas que j'y retournerai un jour. Les tranchées ont cicatrisé et les poilus ont repoussé l'ennemi d'abord, puis repoussé simplement, raides et piquants comme des baïonnettes au combat, plus doux après un mois de permission, herbes folles maintenant d'un ancien champ de bataille visité par des touristes acariens que je renvoie avec des cartes postales et du shampoing. Je ne rase plus les murs, je me caresse le poil. Le rouge brique est désormais moquetté de gris et la volupté est tapie là-dedans comme un clitoris sur le chemin des dames.   

lundi 5 septembre 2011

Jouer et souffler les murs

La trompette est à la trompe ce que l’éléphanteau est à sa mère et pour comprendre les origines de l’instrument, il nous faut remonter en pirogue express le sinueux fleuve de l’Histoire jusqu’aux temps bibliques. Il y avait alors du côté de Jéricho des entreprises de démolition dont la réputation a franchi les âges pour nous parvenir intacte. Ces spécialistes de l'euthanasie du vieil immeuble utilisaient de gigantesques trompes dont les trains d'ondes sonores faisaient s’écrouler les murailles les plus durailles. Leurs tarifs exorbitants les poussaient à s’entendre plus volontiers avec les promoteurs véreux qu’avec les particuliers. Les adeptes de la tabula rasa, avides de rebâtir du flanc sur les ruines fumantes s’entendaient comme cochon avec les démolisseurs, partageant pots-de-vin et litres de rouge. On n’a jamais vraiment compris le fonctionnement des trompes de démolition, de quelle façon elles concentraient à ce point les ondes sonores pour les rendre aussi percutantes. Le mystère reste entier et l’ébriété constante des joueurs de trompe n'explique pas comment ils maîtrisaient leur outil de travail. Ces anti-maçons mettant les murs à leurs pieds étaient souvent pleins comme des amphores et méritaient bien leur surnom de "jerricanes de Jéricho". Pendant ce temps-là, le particulier suait sang et eau pour se percer une malheureuse fenêtre afin que son quatorzième rejeton eût une chance d’apercevoir la lumière du jour. Le particulier favorable à toute espèce de progrès rêvait régulièrement d’un modèle réduit de trompe qui aurait pu découper proprement dans les murs de gentilles ouvertures. Il rêva si fort que le songe, dédaignant l’oreille d’un sourd, tomba dans celle d’une petite entreprise qui proposa la miniaturisation immédiate de l’énorme trompe. La trompette se vendit comme des petits pains parmi la classe populaire. Les masures de l’époque ne possédaient pratiquement pas de fenêtres et les gens manquaient d’air et de lumière. Les temps étaient obscurs et étouffants et le succès de la trompette se répandit comme une traînée de poudre d’abord au Moyen-Orient puis dans le reste du monde. Il subsiste en Angleterre un témoignage des cris de joies que poussa le peuple nouvellement pourvu en aération et en luminosité : wind !, auga !. Ce sont le vent et l’œil dans la  vieille langue, nous donnant window, la fenêtre dans celle d’aujourd’hui.
Ce n’est pas sans à propos si nous évoquons la perfide Albion puisque nous allons réemprunter notre pirogue express pour dévaler la grande chute des siècles afin de nous débarquer en aval vers le XIIème du côté de Nottingham. En ces temps héroïques, un fantasque Saxon menait une guerre de résistance contre les abus de l’occupant normand. Ce redresseur de torts se faisait appeler Robin des Bois, une ruse pour tromper l’ennemi car son vrai nom était Robin des Cuivres. Opérant depuis un camp retranché au cœur de la forêt de Sherwood, cet homme et sa bande écumaient la région, volant aux riches pour redonner aux pauvres. Afin de s’assurer un minimum de succès dans leur entreprise, ils disposaient d’une arme redoutable : la trompette. On avait découvert depuis longtemps que cet instrument pouvait percer bien autre chose que les murs. Inoffensive sur les surfaces molles qui en absorbaient les ondes sonores, elle se révélait terriblement efficace contre les cœurs des Normands aussi durs que la pierre. Il ne faisait pas bon pour ces riches affameurs, collecteurs d’impôts et shérifs, s’aventurer sous la ramée au risque de tomber sur une embuscade au détour d’un chemin forestier. C’est pourquoi les convois normands étaient fort pressés de traverser la forêt de Sherwood. Ils appuyaient sur le champignon, obsédés par les trompettes de la mort. Les forces s’équilibrèrent lorsque les Normands eurent l’idée de garnir leurs boucliers avec du mou de veau annihilant les effets des ondes sonores. Ce trait de génie leur fut soufflé par un certain Russell ou Roussel, artisan tripier de son état, qui voyait là une bonne occasion de se débarrasser à bon compte d’un stock d’invendus. Un de ses descendants reprit le procédé pour l’adapter aux voies ferrées, entamant un lent processus de ramollissement des chemins de fer britanniques. On vit même quelques seigneurs s’équiper d’armures complètes en mou de veau. Ces espèces de poitrines farcies dégageaient une odeur pestilentielle sur les champs de bataille, leur donnant un avantage certain sur l’ennemi. Les Saxons suffocants avaient bien du mal à jouer de l’instrument fatal tout en se pinçant l’appendice nasal. Ceux qui l’avaient suffisamment retroussé y parvenaient mieux que les autres. L’expression "avoir le nez en trompette" nous est restée de cette époque. Raconter le dénouement de ces affrontements prendrait le temps qu'il faut pour lire un roman que je n'ai pas envie d'écrire. Pour faire court, l’avènement vers la fin du Moyen-Age de la poudre à canon entraîna une rapide extinction de la trompette en tant qu’arme, mais l’instrument avait plus d’une corde à son arc.
On dit que la musique adoucit les mœurs bien qu’il soit possible de répertorier de notables exceptions à cet adage, comme les fanfares militaires et les chants des supporters sportifs. La trompette se recycla donc dans l’attendrissement des cœurs, une activité plus pacifique que sa précédente vocation d’éclatement des organes. Elle était une arme blanche, elle devint un outil noir. La guitare d’ouvrier agricole ayant totalement exprimé le peu de jus qui restait dans le blues, la trompette prit le relais avec le jazz, implacable machine identitaire offrant au peuple afro-américain une musique classique comme arrière-plan à ses combats. Chaque fois qu’un gars avait rêvé la nuit dernière d’un monde plus juste où les noirs avaient leur place, on croyait entendre comme émanant du songe, bande sonore de sa vision, de mélancoliques couacs perpétrés par des joues d’ébène se gonflant et se dégonflant tel le soufflet de la forge et le crapaud-buffle réunis.
Attardons-nous dans la vie d’un de ces musiciens inventifs dont l’Histoire ingrate n’a pas retenu le nom. Amarrons solidement la pirogue et utilisons l’indicatif présent, à la grande joie des lecteurs que l’imparfait révulse, que le passé simple horripile. Le trompettiste habite un meublé aux murs défraîchis, sous les combles. Chaque soir, il traverse le magasin de farces et attrapes du rez-de-chaussée pour rejoindre le club minable qui lui permet de survivre en s’époumonant sur sa compagne de métal. La vie est dure à Chicago pendant la Prohibition mais il essaie de tenir le coup sans trop penser au lendemain, et le lendemain se pointe fatalement avec une de ses vacheries dont il a le secret. Un mauvais matin après ses ablutions sur une faïence jaunie auprès d’un robinet rouillé, il découvre sa trompette bouchée. Le drame n’est pas là où vous pensez, l’homme n’est pas fauché au point. Ses maigres économies lui permettraient tout juste de s’enquérir d’un plombier s’il y en avait un de disponible. Par malheur, les représentants de cette profession semblent aussi débordés que les baignoires qu’ils négligent. Il faut signaler à leur décharge que les gangsters du coin ont réquisitionné tous les chalumeaux, occasionnant un sacré retard dans l’entretien des tuyauteries et des soudures difficiles en fin de mois. Le musicien ne désespère pas, il existe certainement un moyen de déboucher l’instrument. Le pavillon est obstrué par un corps étranger de provenance inconnue. Cela ressemble à un gros champignon. Aurait-il poussé là mystérieusement en l’espace d’une nuit ? En faisant coulisser un fil de fer par l’embouchure, il doit être possible d’éjecter l’intrus. Après quelques essais, il faut se rendre à l’évidence, tout cela coulisse très mal, n’est pas trombone qui veut. Abrégeons cette journée passée en d’infructueuses tentatives pour se débarrasser du problème et gagnons le soir sur un trottoir de Chicago où notre homme, la mort dans l’âme, se rend à l’Émeri, son club à l’ambiance abrasive, en pensant que jouer de la trompette n’offre déjà pas grands débouchés, mais alors là !… Alors là rien du tout ! Parce que le patron, qui commençait à se fatiguer de l’exubérance stylistique du trompettiste, est bien content de l’entendre mettre la sourdine. Cette nouvelle sonorité un peu étouffée, aux accents enjôleurs, ramène les clients vers le bar où les entraîneuses attendent de pied ferme. Les rires fusent, les larmes perlent, les biftons pleuvent, la trompette bouchée à l’Émeri est un succès.
La contribution du peuple noir au perfectionnement de la trompette ne s’arrêta pas là. Nombreuses furent les innovations qu’il serait fastidieux d’énumérer toutes. Le temps nous est précieux et dans l’espoir d’en gagner un peu, nous nous limiterons au cas de ce géomètre qui prétendait mesurer avec précision les distances entre les êtres. Il avait découvert que les personnes insensibles à son jeu de trompette renvoyaient les ondes sonores vers leur origine, transformant ainsi l’instrument en un radar correct qui lui permettait d’évaluer ce qui le séparait d’eux. Cette prise de conscience n’avait d’autre but que de réduire les miles entre les auditeurs et sa musique, elle déboucha sur un vaste projet de rapprochement qui connut son heure de gloire sous le nom de miles device.
Et voilà que tout en conférant nous nous sommes laissés porter par le courant, le raclement de la pirogue contre le débarcadère nous prévient que notre voyage est terminé. Nous voici revenu dans ce bel aujourd’hui où la trompette prospère, youp la boum ! La java s'étrangle, le jazz lui noue garrot. Qu’il soit à pipe et moustache ou à joint et tignasse, qu’il soit pantouflard ou illuminé, de Louis Armstrong à Don Cherry, l’amateur se repasse sans fin les enregistrements mythiques. L’instrument aime aussi à s’évader de ce carcan culturel qui l’enserra une bonne partie du siècle écoulé. Il se plait à infiltrer les accords mineurs du rock de ce ton mélancolique du cuivre qui patine la musique des Tindersticks. De son côté, l'électronique la nique, la mixe et la remixe d’excellente façon et souvent, dans les raves, on ne piétine pas bêtement les betteraves.
N’en croyez pas pour autant que la trompette ne soit devenu rien d’autre qu’un banal instrument de musique. Sa fonction première lui échoit toujours : il y a tant de brèches à percer dans les murs pour y installer des fenêtres de tolérance, des baies vitrées de justice, des lucarnes de compassion, des meurtrières de vigilance et quelques vasistas de schadenfreude que je me défoule. Quant à l’ancêtre la trompe, elle a pris sa retraite depuis longtemps. Les immeubles d’aujourd’hui s’éradiquent à l’explosif, voire à l’avion de ligne bourré de passagers. À ce propos, nous nous apprêtons à fêter le dixième anniversaire de la réalisation de Ground Zero qui fut, ne l'oublions pas, le premier happening géant organisé par un collectif musulman. Les artistes d'Al-Qaida se convertissaient enfin aux pratiques de l'art contemporain occidental, surpassant d'un coup fumant les pétards mouillés du mouvement Fluxus et les pianos en chute libre de Dali. Il était plus que temps. Persister dans l'arabesque tapissière et la calligraphie de mosquée leur aurait condamné à jamais les portes de l'avant-garde.               

Note : Les bricoleurs suffisamment expérimentés désirant se lancer dans la réalisation de rails en mou de veau, sont vivement encouragés à consulter l’excellent ouvrage Impressions d'Afrique de Raymond Roussel, disponible s’il en reste aux éditions Jean-Jacques Pauvert. Aux fins de mieux les aiguiller parmi les innombrables rayonnages des librairies, signalons le beau rouge cerise de la couverture, si toutefois dans quelque échoppe trop ensoleillée le dos ne se soit métamorphosé en un orange fadasse. Ce qui est arrivé à mon exemplaire de Locus solus, du même auteur et dans la même collection.

samedi 27 août 2011

Écrire encore

Merde. Les vacances sont finies. Merde. Plus le temps d'écrire des trucs pour ce blog. Merde. Enfin si, peut-être, j'essaierai. Merde. Je vais m'en sortir. Merde. Refourguer des vieux machins déjà publiés ailleurs. Merde. Il y a longtemps, sur un site d'informations musicales. Merde. Le truc est inactif depuis des années. Merde. Ça fait mal. Merde. Pas envie de laisser mes textes enterrés là-dedans. Merde. Je les veux en vitrine dans ma propre boutique. Merde. Ça ne saigne pas. Merde. En profiter pour les revoir et les corriger. Merde. Une bonne fessée, ça ne peut pas leur faire de mal. Merde. Nouvelle édition améliorée, je m'y mets dès que possible. Merde. Ça gonfle et c'est tout rouge. Merde. Mon doigt, mon doigt comme le texte. Merde. Trop maladroit pour tendre un piège à rats. Merde. Trop mal au doigt, je ne vais pas taper avec celui-là. Merde. Je ne suis pas marteau, je suis snob. Merde. Un doigt en l'air pour prendre le T avec les autres et prendre l'R, un coup dans l'L, un coup dans le Q, je prends l'O, je suis un K, je lance le D, je fais un P, j'M.

Le cor

L’homme préhistorique avait des cors aux pieds mais à part en souffrir ne savait qu’en faire. La douleur se faisait horriblement présente pendant les longues périodes de digestion où l’esprit n’a rien d’autre à se mettre sous la dent. Pendant une de ces journées d’estomac distendu, lendemain de chasse au mammouth fructueuse, il eut l’idée de souffler dessus afin d’en atténuer le mal. À défaut de polaroid, l’art pariétal est bien faible pour rendre l’effet de surprise qui transfigura la trogne du Cro-Magnon quand un son puissant et mélodieux jaillit de ses durillons.
La formidable faculté d’apprentissage de l’être humain fit que quelques années plus tard, de la Dordogne à la Pologne, tout le monde passait son temps libre à se souffler dans les arpions. Cette activité assez contraignante pour la colonne vertébrale développa des cyphoses à l’ensemble de la maigre population d’alors, fixant pour l’éternité le célèbre profil voûté de l’homme des cavernes. On avait bien remarqué que la belle et franche sonorité qui émanait des cors aurait pu servir à rabattre le gibier et à envoyer des signaux mais ce n’était pas pratique de s'arrêter en pleine course, de lever le pied lors de la poursuite d’un bifteck. Jouer du cor resta donc longtemps une distraction de campement où les tibias à bec et les fémurs traversiers accompagnaient les gammes jouées sur le registre des dix orteils, préfigurant la flûte de Pan. C’était une époque où l’on savait prendre son pied en musique.
Mais vint le temps où les techniques d’affûtage des silex furent suffisamment perfectionnées pour qu’on envisageât de désolidariser chirurgicalement les cors de leurs supports pédestres. Des scalpels rudimentaires furent mis au point et l’on trancha dans le vif du sujet. Cependant, nombreux furent dans les deux camps ceux qui choisirent de rester solidaires, ne supportant pas la douleur de la séparation. Les autres s'attachant moins, à peine séparés des pieds des chasseurs et poussant de longues plaintes mélancoliques, changèrent de forme, s’allongèrent et se courbèrent, prenant à leur charge les cyphoses maudites pendant que l’humanité excoriée se redressait. Enthousiasmés par ces nouveaux instruments, les hommes les emportèrent en expédition cynégétique : le cor de chasse était né. 
Bien des millénaires plus tard, alors que l’origine des cors était complètement oubliée et que se répandaient des contrefaçons en corne, en bois et en cuivre, un pur se souvint et fut par sa mémoire retrouvée le responsable involontaire d’un massacre. Roland et sa troupe formaient l’arrière-garde de l’armée de Charlemagne qui rentrait d’Espagne. L’empereur avait imposé de cuisantes défaites aux Arabes et la soldatesque épuisée n’avait qu’une hâte : réintégrer le plus rapidement possible les casernements d’Aix-la-Chapelle, capitale franque de l’époque. Selon toutes probabilités, Roland n’aurait jamais dû emprunter le défilé fatal de Roncevaux. Le gros de l’armée avait pris un chemin différent et il n’y avait aucune raison de ne pas les suivre. Mais consultant le parchemin couvert d’encre grossière qui faisait office de carte d’état-major en ces temps barbares, le valeureux héros en offrit une vue plongeante au cor suspendu à son plastron. Celui-ci tomba par hasard sur une insignifiante moucheture indiquant le village de Saint-Jean-Pied-de-Port. Ce nom agissant comme agira un millier d’années plus tard la madeleine chez Proust, fit rejaillir à l’esprit de l’instrument les origines de son espèce, car les cors, bien avant de hanter les pieds des hommes, avaient fréquenté ceux des porcs. Son ignorance crasse des subtilités de l’orthographe, en un temps où l’écrit était plus à la pointe du progrès qu’à celle du crayon, fit beaucoup pour cette remembrance.
Dès lors, le cor n’eut de cesse de tarabuster Roland afin que l’on déviât de l’itinéraire prévu. Il souhaitait se rendre au cœur de ce village afin que sa mémoire y put travailler dans des conditions optima, sans doute restait-il des zones d’ombre dans ce phénomène de réminiscence. Mais le neveu de Charlemagne ne l’entendait pas de cette oreille et il dut se faire prier longuement avant de céder, épuisé par le tapage du cor. Celui-ci poussait de longs et insupportables beuglements qui firent craindre à la troupe que l’instrument fût ensorcelé, le diable au cor était chose possible.
On s’engagea donc à contrecœur dans le défilé de Roncevaux qui conduisait à Saint-Jean-Pied-de-Port, c’était un canyon aux parois abruptes dont les sommets peu rassurants pouvaient dissimuler toutes sortes d’ennemis. Lorsqu’il vit débouler la meute d’agresseurs féroces vêtus de peaux de biques et coiffés de noirs bérets, Roland furieux, comprit un peu tard qu’il n’aurait jamais dû céder aux jérémiades du cor. Les Francs n’avaient aucune chance de s’en sortir face à ces Basques bondissants parmi les rochers en poussant des cris qui leur mettaient les nerfs en pelote. Des volées de javelots et de palankak surgis des hauteurs eurent tôt fait d’exterminer le gros de la troupe, transformant le moindre soldat en zikiro. Les derniers survivants furent massacrés à coups de haches et les têtes tranchées projetées contre la muraille rebondissaient en un jeu cruel vers les étranges gants d’osiers dont étaient affublés certains ennemis, comme des paniers au bout des bras.
Après s’être vaillamment défendu, Roland tomba mort à son tour, le flanc éventré, et un grand silence ne se fit pas parmi le champ de bataille, eh ben non ! Les Euskaldunak, chacun enivré de grandes rasades de vin clairet dispensées à la zurrust depuis le goulot de sa zahato, commençaient à détrousser les cadavres quand leurs rapines furent interrompues par une puissante sonnerie funèbre qui résonna dans toutes les Pyrénées. C’était le cor repentant qui jouait la curée parmi les entrailles du héros carolingien, désolé de ce massacre et désappointé de ne pouvoir rallier Saint-Jean-Pied-de-Port. Les pillards épouvantés s’enfuirent comme des écoliers chapardeurs par les cols buissonniers, abandonnant là leur sac, leurs goûters et l’instrument.
Ce que racontent les manuels d’Histoire est erroné, il n’y eut ni trahison, ni abandon, ni appel à l’aide, juste un grand cri de désarroi qui atteste que toute erreur est irrémédiable, que tout repentir est obsolète. Le temps passa suivant son habitude, déformant les faits et créant les légendes. Les cors connurent diverses fortunes, se serrant les coudes, développant ce fameux esprit de cor qui leur valut de survivre  dans les moments difficiles.
Diverses persécutions entravaient régulièrement la bonne humeur des cors. Trop d’entre d’eux finissaient écrasés parce que de fiers aristocrates, plutôt que s’écarter, préféraient qu’on leur passât sur le cor. Combien furent kidnappés par l’empressement de pingres châtelaines, lors de guets-apens, à offrir leur cor à la place de leurs bijoux. Depuis la plus haute antiquité, de cruels savants étudiaient la chute des cors en les précipitant depuis tous sommets : falaises, phares, clochers, minarets, donjons, balcons, la liste est longue sans compter les puits profonds qui ne sont pas à classer parmi les hauteurs. Des variantes de ce supplice égayaient davantage les bourreaux que les victimes et nous conviendrons sans peine que périr noyé dans la baignoire d’Archimède n’offrait aucune compensation. D’écœurants eurêka s’élevaient en surplomb des charniers de cors, véritables fosses d’orchestre à la gloire de la science maudite.
Cela ne pouvait plus durer, il fallait agir. En 1687, une délégation de victimes se réunit en cors constitués et soupesa la gravité du problème. On décida d’intimider la communauté scientifique en exécutant l’un d’entre d’eux pour l’exemple. Pour accomplir cette mission un cor franc fut désigné. Ce commando à lui tout seul fut chargé d’assassiner Isaac Newton, savant d’alors qui se faisait un peu lourd à force d’étudier la gravitation. Le tueur, aguerri à toutes les techniques de combats, avait l’intention de lui dégainer sa rengaine, lui jouer un air mortel de Didier Barbelivien. Ce compositeur en vogue à la Cour avait fait périr d’ennui bien des assemblées. Le sieur Newton fut repéré sommeillant sous un pommier. Le cor, afin d’être stratégiquement placé à hauteur d’oreille, entreprit l’escalade de l’arbre quand, par inadvertance, il fit tomber une pomme sur la tête de l’homme endormi. Se sentant trahi par le funeste fruit, l’assassin déconfit fila à l’anglaise à travers la campagne éponyme. Le cor honteux rendait compte de son échec, craignant pour la suite de sa carrière de tueur, quand il s’aperçut des mines réjouies de son tribunal. À sa grande surprise, on le décora. Tout était réglé, le problème était définitivement résolu. Jamais plus on ne chercherait quoi que ce soit dans la chute des cors car on avait enfin trouvé. Grâce à la dégringolade d’une pomme, Isaac Newton venait de découvrir les lois de l’attraction universelle. Bien des amours compliquées étaient enfin éclaircies puisqu’on savait maintenant que les cors s’attirent en raison inverse du carré de leur distance. 
Le XIXème siècle fut une période âpre où les cors durent rester cachés en butte à un puritanisme bourgeois issu de la Révolution. Après les grandes sonneries du XVIIIème, cet instrument fut bâillonné et seuls de timides couacs se firent entendre au fonds des maisons closes. Bien sûr, le siècle libertin avait un peu abusé dans l’autre sens, souvenez-vous des excès de ce Sade qui démantibulait les cors au point d’en faire de pâles et obscurs prototypes de robinetterie masochistes, hurlants en sa faveur.
L’ère industrielle permit la fabrication de chaussures à moindre coût, on ne vit plus de pieds nus dans la rue et l’invention de la charentaise contribua à diminuer de façon notable la population durillonnaire. D’autres innovations accélérèrent le génocide telles que la chaussure distinguant le pied droit du gauche ou la création d’une échelle précise de pointures interdisant à tout jamais les aberrations du style 42 fillette. Ramollis par le luxe, l’espèce des cors dégénéra et seuls les plus endurcis survécurent. Un certain nombre perdirent pied en s’acoquinant avec les diverses contrefaçons qu’ils avaient toujours haïes. C’était une solution pour ne pas toucher le fond. On vit de véritables durillons en excroissance de peau convoler en justes noces avec des clairons astiqués, voire avec des cors anglais. La pureté de la race s’en trouva sérieusement compromise et ne s’en remit jamais.
Cette dissimulation doublée d’une assimilation  perdura bien au-delà du siècle cachottier et il fallut attendre Mai 1968 et la sandale hippie pour que la libération des cors soit pleine et entière. Électrifié dans les années 1880 par le maladroit Harold P. Brown qui cherchait plutôt à l’électrocuter qu’autre chose, le cor électrique ne connut son heure de gloire qu’à l’avènement du rock. On vit surgir à cette période des virtuoses tel ce Jimi Hendrix qui renouvela totalement le registre de l’instrument en le maltraitant jusqu’au limites de l’audible, sans toutefois aller aussi loin que le divin marquis. À leurs  cors défendant, il faut quand même signaler que ces musiciens prenaient la pilule, prescrite en de planantes pharmacopées, ce qui leur permettait de se donner à fond sur leur instrument sans risquer de fausses notes qui auraient engrossé la médiocrité.
Aujourd’hui, l’ambiance est un peu retombée et le cor a tendance à se cantonner dans des créneaux bien précis comme la sonorisation des plages, des films pornos et des cabinets de pédicures. Mais bien que le sable soit chaud, c’est surtout dans les deux autres qu’on lime. Le virus acide et corrosif de la muzak, un syndrome d’inspiration déficitaire acquis, donne au plus rutilant des instruments un coup de vieux, un air de vert-de-gris, une patine ratée. Cette maladie musicalement transmissible fait des ravages en s’attaquant au métal des cuivres et il devient risqué de les sortir de leur étui même enduit d’une bonne dose de Mirror.  De quoi nous faire oublier à nouveau que le cor, ça vient du pied et que ça doit rester le pied.
Tout ce que vous venez de lire est évidemment de l’Histoire avec une grande hache et des pétards, du bruit et de la fureur, de l'apogée et du déclin. Loin de moi l’idée de douter de ces épopées mais il faut bien reconnaître qu’entre les pics venteux et enneigés de la postérité, il existe de calmes vallées où l’existence se déroule paisiblement sans autres incidents plus graves qu’une gorge enrouée quand vient l’hiver, qu’un verre d’orangeade renversé quand revient l’été. Je connais personnellement un petit cor de chasse qui n’a jamais été pistonné, bien qu’il ait trouvé l’harmonie. L’individu ne fait guère de bruit, retiré dans un coquet pavillon à l’embouchure d'un de nos grands fleuves. Quand le temps est au beau, il sort de sa maisonnette pour une promenade vers l’estuaire et toute l’expérience de sa vie est contenue entre ces deux points : de l’embouchure au pavillon, une brise de mer, le souffle serein et régulier de l’existence…

Notes :
-Aucun cor n'a été maltraité pendant la rédaction de ce texte. Ils ont été correctement frottés et astiqués avec des produits certifiés biologiques et je suis toujours resté poli avec eux. Ils ont bénéficié d'une assistance médicale permanente, d'une permanence syndicale et de permanentes effectuées par un coiffeur en permanence sur le clavier jusqu'au bouclage du texte.
-Au troisième paragraphe, la répétition des furent n'est pas maladroite, elle est volontaire. Il s'agit de poser le décor d'un film américain d'aventures préhistoriques avec beaucoup de furs. Je me débrouille comme je peux, je n'ai pas les moyens de Spielberg.
-L'utilisation exagérée de vocabulaire basque à un certain passage pourra agacer le lecteur. Mais je sens un fantôme attaché à mes basques et je ne souhaite pas le contrarier une fois de plus. Ayant repris le travail, il n'est pas aussi facile pour moi de protéger Francis que pendant les vacances.
-Il n'y a pas de couleur verte dans ce message. Il n'y a aucune raison pour qu'il y en ait.