lundi 22 octobre 2018

Bricoles : 021 - Eau


Depuis les dernières années du règne de George II jusqu’aux temps troublés qui suivirent la fin du premier accès de folie du roi suivant, rémission synchrone avec celle d'outre-Manche où l'on achevait enfin de perdre la tête dans des paniers sanguinolents, Jonas Hanway lutta plus de quarante ans contre les vents et les marées du conservatisme ambiant. Les pommes cuites que lui lancèrent plusieurs générations de garnements explosaient au contact de la voilure ridicule arborée par notre marin d'eau de pluie, avant de diffuser un parfum mêlant l'acétone à la cannelle dans son sillage encombré de trognons et de trainées de pulpe. Dans les rues de Londres, les crachins réguliers, les fréquentes averses, les petits déluges et les rideaux de douches accompagnaient les crachats assidus et les quolibets réitérés aussitôt que ce personnage obstiné mettait le nez dehors avec son parapluie, appareil inconnu sous les cieux anglais à cette époque. Grand bourlingueur sous des soleils où l'ombrelle est de mise, et s'improvise autre chose quand l'orage se déclare, Jonas Hanway avait rapporté de Chine cet instrument contre nature qui lui valait sarcasmes et projectiles. Il s'était pourtant acharné contre le sort qu'on lui réservait à chacune de ses exhibitions, joignant le précepte à l'exemple, pédagogue convaincu du bien-fondé de sa mission, expliquant, et réexpliquant sans fin, aux passants dubitatifs qu'il croisait, l’avantage certain à s'équiper ainsi sous l'ondée qui vous cingle, soufflé, soit, par l'inconvénient d'en être privé si celle-ci s'accompagnait d'un vent trop impétueux qui obligerait à faire retraite, briser bien vite son parapluie et le rengainer dans son étui comme une épée poltronne au fourreau. Mais rien n'y faisait, les gens du monde renonçaient à la promenade quand les nuages menaçaient, ou se déplaçaient en voitures couvertes, de louage ou de pleine propriété selon le degré des fortunes, néanmoins fruits ostensibles de richesse qui comptaient bien plus qu'un simple pépin, fût-il exotique. L'homme et son ombre imperméable effrayaient les chevaux, rendaient les chiens hargneux, faisaient pouffer les demoiselles et se signer les plus âgées. Une fois, au milieu d'un carrefour abondant en piétons, il faillit heurter Samuel Johnson et son fidèle Boswell qui prenaient l'air au sortir d'une conférence sur le tabac, et que le hasard avait placés sur son chemin. Il tenta de les persuader de l'utilité de son "ἀντίομβρος". D'un air renfrogné, le Docteur lui fit savoir que l'enfer était pavé de bonnes intentions, qu'il trouvait la chaussée glissante par ce temps humide, mais regrettait en toute modestie, son Dictionnaire étant déjà paru, de n'avoir point pris connaissance plus tôt de cet affreux engin, il fallait bien nommer les choses, qui aurait pu figurer comme néologisme, restant toutefois à déterminer, parmi les quarante-trois mille cinq cents entrées de son impérissable monument. Il promit alentour de l'inclure dans une prochaine édition révisée, mais l'objet en question tardant à percer, cela n'a jamais abouti. Aujourd'hui encore dans la langue anglaise, il n'existe pas de mot spécifique pour désigner le parapluie qui permette clairement de le distinguer de l'ombrelle à laquelle il fait de l'ombre, au point de reléguer cette dernière, qui a dû boucler sa valise à la va-vite, sous le terme de "sunshade". La populace avare d'un travail ruinant pourtant les corps, et l'esprit harassé de mille et une ténèbres, de mauvais gin, de bière amère et de cidre aigri, considérait à l'aune d'éclairs pré-luddites toute avancée sous un climat ombrageux, incapable de peser le pour et le contre, entre la soustraction du pain et la réduction de la peine. Quand les petits ramasseurs de crottin le prenaient pour cible, Jonas tenait bon, stoïque et replié entre ses baleines dans une attitude quasi biblique, conscient que les gamins étaient soudoyés par des cochers inquiets de la pérennité de leurs emplois face à une diminution des clients qui ne craindraient plus de marcher sous la pluie, et feraient déchanter les Kelly, les Reynolds, les O'Connor, les Clayton, tous ces automédons intempérants, tous ces postillons aussi trempés que leurs attelages. À mesure que l'on s'éloignait du port, les nègres se faisaient plus rares et un seul d'entre eux, ayant dépassé le périmètre de banalité, pouvait déclencher une émeute, alors pensez donc, un parapluie ! Des cargaisons de fruits avariés, qui avaient franchi les mers et les limites de la maturité, attendaient leur heure sur les quais, prêts à barioler d'un feu d'artifice mouillé l’instrument étrange et son firmament convexe de toile goudronnée. Bien que l'on puisse en douter, il n'est pourtant pas impossible, par précocité historique, que de rares tomates pourries, en mal de sopranos, eussent été de la partie. Mais contrairement à la cantatrix sopranica, l'homo parapluvius n'a jamais élevé la voix : il s'est contenté de répéter calmement pendant des années que son accessoire serait bientôt très apprécié à Londres, et que tout le monde voudrait en posséder un. Ce qui finit par arriver un beau jour quand les Incroyables et les Merveilleuses, sous le Directoire français, répandirent l'usage du parapluie-canne jusqu'au delà du Channel et autres frontières ennemies. La mode de Paris rayonnait déjà et se moquait des guerres comme d'une première chemise. Hélas, Jonas Hanway brillait moins : le grand âge et ses courbatures l'avaient rejoint et le condamnaient à regarder la pluie tomber par la fenêtre de sa chambre.

2 commentaires:

  1. Petites entorses aux chevilles de l’Histoire entre 1756 et 1796 (moins dangereuses que celles du défunt Faurisson ) pour faire venir la pluie (la littérature comme chamanisme).
    Offrir 10 années supplémentaires au dénommé Jonas Hannay, Hanway ou Hathaway, on ne sait trop, et écrire sur une rencontre qui n’eut jamais lieu.

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  2. Une lointaine et insoupçonnée étape dans le processus sans fin d'élimination des petits métiers de service, chacun trouvant peu à peu préférable - ou inévitable - de faire par lui-même ce qu'auparavant il jugeait indigne, inélégant, impossible : prendre de l'essence, laver sa voiture, cirer ses chaussures...

    Guillaume

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