mardi 10 décembre 2019

Bricoles : 030 - Entomologie
























Au fil d'agapes avinées, nos conversations empruntent souvent les détours les plus tortueux, et nous arrivons mystérieusement à des intersections peu fréquentées où trônent d'irrésistibles gloriettes, des sujets improbables et crapoteux sur lesquels personne n'aurait misé en début de soirée. Il y a peu, c'est ainsi que nous joignîmes le problème de la punaise des lits entre la poire et le fromage, plus exactement entre la conférence et le conté je m'autorise ici une faute par-dessus la jambe afin de mieux souligner le calembour. Les propos tenus au sujet de l'ennuyeux animal, lors d'une réunion fort sympathique et digeste au demeurant, me démangèrent suffisamment la tête pour que je m'enquisse par la suite de leur véracité. Renseignements pris sur la toile, les punaises des lits sont bien la calamité prétendue. Après une éclipse soixantenaire presque totale dans nos contrées, due à l'utilisation du DDT auquel elle ont appris à résister avec le temps, leur grand retour est clamé partout, des marronniers de la presse aux brochures des mutuelles de santé. Notre addiction à la lumière bleue des écrans nous avait fait oublier la cause première des grandes insomnies de l'humanité : le prurit incessant que provoquent les piqûres de ces petites suceuses hématophages. On redoute leur réintroduction dans nos logis par l'intermédiaire de nos valises rapatriées d'antipodes insalubres, du bric-à-brac des brocantes et des livres d'occasion où elles adorent faire leurs nids. En octobre dernier, la bibliothèque de l'Alcazar à Marseille en était envahie. Les livres m'entourant en permanence, et ayant l'habitude de dormir auprès de mes rayonnages comme un chien au pied des tiroirs funéraires de ses maîtres, j'ai aussitôt pensé qu'il serait rassurant de vérifier entre les pages de mes vieux bouquins l’absence de galeries suspectes que je tâcherais de ne pas confondre avec celles d'inoffensifs psoques qui ne sont que les poux du livre et ne font se gratter personne. Je me suis donc lancé dans mes tomes sur les traces éventuelles du cimex lectularius. En quelque sorte, j'ai pratiqué l'entomologie.
Les premières pages de Solénoïde sont encourageantes. Mircea Cărtărescu se souvient de la Bucarest de son enfance, de son père qui arrosait les punaises de lindane, de l'odeur de cet insecticide qu'il aimait nulle madeleine bourgeoise sur les étagères presque vides des Alimentare communistes. D'emblée, je me trouve confronté à un insecte virtuel, écrit dans le texte, plutôt qu'à une présence réelle dans la trame et l'amidon du papier, ce dont je me réjouis. Il n'y a aucune raison pour que cela ne continue pas, maintenant que je sais comment orienter mes recherches.
Dans La Métamorphose, l'infortuné Gregor Samsa se réveille transformé en une monstrueuse vermine ein ungeheueren Ungeziefer que certains traducteurs ineptes ont voulu faire passer pour un cafard ou un cancrelat. Nabokov, quant à lui, plus lépidoptériste qu'autre chose, y voyait un scarabée ce n'est pas grave, je peux pardonner beaucoup à un génie de cette trempe. Pourtant, la description de l'insecte correspond en tout point à la punaise des lits. Il ne faut pas sous-estimer l'humour de Kafka quand une des premières sensations qu'il fait éprouver à sa créature est une démangeaison à l'abdomen, revanche parfaite d'un auteur insomniaque et moins glauque qu'il n'y paraît.
En Italie, au cours de l'année 1581, Montaigne fut amené par deux fois à coucher tout habillé sur une table, pour éviter les cimici dont tous les lits d'auberge étaient infectés. Dans son Journal de voyage, il consigne ces anecdotes dans la langue de Dante, pour s'y exercer. La longueur des pieds d'un meuble semble jouer, on conseille par ailleurs de graisser ceux des lits afin d'en décourager l'escalade. En garnison à Gibraltar en 1942, le jeune Anthony Burgess dormait dans un châlit qui reposait sur quatre cendriers emplis de paraffine. Tous les dimanches dans la cour, on mettait le feu au cadre métallique de son plumard. Quarante ans après, dans sa monographie Sur le lit, il comparera cette vision inoubliable à celle d'un tableau de Magritte. Cependant, les punaises restaient invincibles.
Goethe devait être aux trois quarts vampire. Dans une épigramme audacieuse, il a cité quatre choses qui le répugnaient au plus haut point : le tabac, les punaises, l'ail et la croix. L'ermite de Weimar montrait des dégoûts bien ataviques, du moins si l'on adhère à cette rumeur scientifique qui voudrait que les chauves-souris troglodytes nous transmirent le cimex à l'époque où nous en écrasions dans les cavernes. J'en profite pour réviser Bram Stoker, sans rien y trouver de pertinent.
Il est rapporté, dans les Actes le concernant, que l'apôtre Jean, importuné par des punaises, les fit attendre à la porte de sa chambre, le temps de finir sa nuit. Commander à ces bestioles restera toujours un miracle du christianisme un progrès certain depuis Les Nuées d'Aristophane où c'étaient elles qui menaient le vieux Strepsiade et son grabat , mais quel dommage de les avoir laissées poireauter sans rien faire. Aujourd'hui, urgence climatique et nouvelle vertu réclameraient l'optimisation d'un tel potentiel évangéliste. Il faudrait pouvoir stocker l'énergie cinétique consécutive aux mouvements des troupes hétéroptères, puis la restituer pour alimenter la brutalité d'un réveille-matin et ainsi faire l'économie de son portable, ou concevoir au sein du couchage une roue à aubes que ferait tourner au lever du jour le pullulement vermineux, entraînant un mécanisme d'horlogerie, digne des meilleures planches du Codex seraphinianus, qui, après remontage des ressorts du matelas, déclencherait l'avalanche de l'endormi sur la descente de lit, et la mise en route d'un percolateur ménager s'il restait de quoi, tant qu'on y serait.  
Tropique du Cancer d'Henry Miller : s'éveillant d'un profond sommeil, le narrateur, à la pâle lumière du jour perlant, voit sur l'oreiller le grouillement des punaises qui donnent vie à la chevelure de son amante Mona. Je pense à la brosse de Van Gogh animant un champ de blé, c'est idiot.
Je termine par les Notes de chevet (Makura no sōshi) de la dame de cour Sei Shōnagon, un peu déçu de n'y trouver aucune punaise : je comptais beaucoup sur l'exhaustivité de la note 27, consacrée aux insectes. Mais les intérieurs japonais du XIe siècle étaient sans doute bien aérés. De plus, les futons enroulés et déplacés quotidiennement ne devaient guère favoriser l'installation de ces mushi.
Toute cette remémoration livresque est bien jolie, mais c'est en fin de compte sur Wikipédia que je découvre la solution rêvée pour éradiquer une espèce redoutable. Nous y apprenons que les punaises mâles sont des adeptes obligés de la copulation traumatique, c'est-à-dire qu'ils défoncent l'abdomen des femelles avec leur pénis aiguisé, ces dames étant dépourvues d'orifice sexuel. Pour se pénétrer clairement de toutes les implications de la chose, il faut imaginer un instant les hommes avec une perceuse entre les jambes, la société de mèche et les femmes en forteresses de placoplâtre. Si nous arrivions à décourager cette détestable pratique chez les populations matelassières, l’espèce serait condamnée sans appel. Ne suffirait-il pas de lâcher sur les lits de la propagande #MeToo imprimée sur des confettis ?

1 commentaire:

  1. Entre exorde bachique et chute farfelue et joliment incorrecte, un voyage fascinant chez nos minuscules hôtes, et dans la plus rare littérature, ainsi rendue vivante au plus haut point. Ici, le plaisir des mots est tout à la fois profond et fertile.

    Guillaume

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